Jeudi 17 août 1961
En sortant de ma voiture je prévins don Juan que je ne me sentais pas bien.
« Assieds-toi; prends place », dit-il gentiment en me conduisant presque par la main jusqu’au porche. Il me sourit et me tapota l’épaule.
Deux semaines auparavant, le 4 août, don Juan avait, comme je l’ai dit, changé de tactique avec moi; il m’avait permis de prendre quelques boutons de peyotl. Au sommet de mes hallucinations j’avais joué avec le chien de la maison où nous étions. Pour don Juan cette relation avec le chien constituait un événement extrêmement particulier. Il prétendait qu’à certains moments de puissance, par exemple celui que j’avais vécu, le monde ordinaire n’existait plus et que rien ne pouvait être pris tel quel. Le chien n’était pas vraiment un chien mais l’incarnation de Mescalito, le pouvoir ou la divinité contenue dans le peyotl. Les séquelles de cette expérience furent une fatigue générale et une impression de mélancolie ainsi que des rêves et des cauchemars exceptionnellement marquants.
« Où donc est ton attirail d’écrivain ? » me demanda-t-il pendant que je prenais place.
Mon carnet de notes était resté dans ma voiture; il alla chercher ma serviette et la déposa à mon côté. Il voulut savoir si je portais ma serviette en marchant. Je répondis affirmativement.
« C’est de la folie », s’exclama-t-il, « je t’ai pourtant dit de ne rien avoir dans tes mains lorsque tu marches. Achète-toi un sac à dos ».
J’éclatai de rire. Porter un carnet de notes dans un sac à dos était pour le moins risible. Je lui signalai qu’en général je portais un costume et qu’un sac à dos sur complet de trois pièces ne passerait pas inaperçu.
« Alors mets la veste sur le sac. Il vaut mieux que les gens te croient bossu que de ruiner ton corps en portant tout cela à bout de bras ».
Il me pressa de sortir mon carnet et mon crayon. Il semblait faire un effort délibéré pour me mettre à l’aise.
À nouveau je lui signalai mon malaise physique et mon étrange sensation de tristesse. Il éclata de rire et dit : « Tu commences à apprendre ».
Alors nous eûmes une longue conversation. Il déclara que Mescalito, en me laissant jouer en sa compagnie, m’avait désigné comme un « homme choisi », et bien que confondu par ce présage parce que je n’étais pas indien, il allait me transmettre une connaissance secrète. Il précisa qu’il avait eu lui-même un benefactor qui lui avait appris à devenir « homme de connaissance ». J’eus l’impression d’un malheur imminent. La révélation que j’étais un homme choisi s’ajoutait à sa manière d’agir vraiment étrange et à l’effet dévastateur du peyotl pour susciter en moi un insupportable état d’appréhension et d’indécision. Mais il ne fit aucun cas de mes impressions et me recommanda de ne penser qu’au fait merveilleux que constituait Mescalito jouant avec moi.
« Ne pense à rien d’autre, le reste viendra de lui-même ».
Il se leva, me tapota gentiment la tête et poursuivit d’une voix douce :
« Je vais t’apprendre à devenir un guerrier exactement comme je t’ai appris à chasser. Toutefois je dois te prévenir, apprendre la chasse ne t’a pas fait chasseur, et apprendre à devenir un guerrier ne fera pas de toi un guerrier ».
Une sensation de frustration et de malaise physique me conduisit presque à l’angoisse. Je me plaignis de mes rêves et cauchemars. Il réfléchit un instant puis s’assit.
« Ce sont d’étranges rêves », ajoutai-je.
« Tu as toujours eu des rêves étranges », répondit-il.
« Cette fois, ils sont encore plus étranges. »
« Ne t’en occupe pas. Ce ne sont que des rêves. Et comme les rêves de n’importe quel rêveur, ils n’ont aucun pouvoir. Alors pourquoi s’en soucier, ou même en parler ? »
« Don Juan, ils me préoccupent. Que puis-je faire pour les stopper ? »
« Rien. Laisse-les passer. Le moment est venu pour toi de devenir accessible au pouvoir, et tu vas commencer par empoigner tes rêves ».
À la manière dont il avait dit « rêves », je sentis qu’il utilisait le mot dans un sens particulier. Je cherchai comment formuler une question lorsqu’il reprit :
« Jamais je ne t’ai parlé de rêves parce que jusqu’à aujourd’hui je me suis uniquement préoccupé de t’apprendre à devenir un chasseur. Un chasseur ne s’intéresse pas à la manipulation du pouvoir, par conséquent ses rêves ne sont que des rêves. Ils peuvent être saisissants mais ils ne sont pas rêver ».
« Par ailleurs un guerrier recherche le pouvoir et une des avenues du pouvoir est rêver. On peut dire que la différence entre un chasseur et un guerrier est que ce dernier est en voie d’acquérir le pouvoir alors que le premier ignore pratiquement tout sinon tout à son propos ».
« Décider qui peut être guerrier ou simplement chasseur ne dépend pas de nous. Une telle décision est du domaine des pouvoirs qui guident les hommes. C’est la raison pour laquelle jouer avec Mescalito est un présage important. Ces forces t’ont guidé vers moi; elles t’ont fait entrer dans cette gare routière, t’en souviens-tu ? Un quelconque pantin t’a conduit vers moi. D’ailleurs un pantin pour te désigner à mon attention, c’est aussi un présage. Ainsi je t’ai appris à devenir un chasseur. Et maintenant un autre présage, Mescalito en personne jouant avec toi. Te rends-tu compte de ce que je veux dire ? ».
Son étrange logique me dépassait. Ses mots suscitaient des visions où je me voyais succombant à une chose effrayante et incompréhensible à laquelle je ne m’attendais pas, dont même dans mes imaginations les plus folles je n’avais pas supposé l’existence.
« Que me proposez-vous de faire ? »
« Te rendre accessible au pouvoir: empoigne tes rêves. Tu les nommes rêves parce que tu n’as pas de pouvoir. Un guerrier, parce qu’il recherche le pouvoir, ne les désigne plus par rêves, il les nomme réels ».
« Voulez-vous dire qu’il considère ses rêves comme réels ? »
« Il ne prend pas quelque chose pour quelque chose d’autre. Ce que tu nommes rêves est réel pour un guerrier. Comprends bien qu’un guerrier n’est pas un imbécile. Un guerrier est un chasseur irréprochable qui chasse le pouvoir; il n’est ni saoul ni cinglé, et il n’a ni le temps ni l’envie de bluffer, de se mentir à lui-même ou d’agir à contresens. L’enjeu est trop risqué pour qu’il se le permette. L’enjeu est sa vie soigneusement élaguée, une vie qui réclama si longtemps pour être réduite au strict nécessaire et à la perfection. Il ne va pas perdre cela en faisant une estimation stupide, ou en prenant une chose pour une autre ».
« Rêver est réel pour le guerrier parce qu’il peut y agir de manière délibérée. Il peut choisir et rejeter. Parmi la variété des ustensiles, il peut sélectionner ceux qui conduisent au pouvoir. Puis il peut les manipuler, les utiliser. Dans un rêve ordinaire il ne peut pas agir de manière délibérée ».
« Don Juan, voulez-vous dire que rêver est réel ? »
« Bien sûr que c’est réel ».
« Aussi réel que ce que nous faisons maintenant ? »
« Si tu veux comparer, j’irai jusqu’à dire que c’est, peut-être plus réel. Rêver, c’est avoir du pouvoir. Tu peux changer les choses. Tu peux en extraire une infinité de faits cachés. Tu peux contrôler tout ce que tu veux ».
D’un certain point de vue les idées fondamentales de don Juan m’attiraient toujours. Je pouvais facilement concevoir qu’il aimât l’idée qu’on pût tout faire dans ses rêves, mais jamais je n’aurais pu prendre cela au sérieux. Le fossé restait bien trop large.
Nous nous regardâmes un moment face à face. Ses déclarations me semblaient insensées et néanmoins, autant que je puisse en juger, il était l’homme le plus pondéré que je connusse. Je lui avouai ne pas croire qu’il puisse prendre ses rêves pour réels. Il rit sous cape comme s’il savait combien ma position s’avérait intenable. Puis, sans dire un mot, il se leva et rentra chez lui.
Longtemps je demeurai sur place frappé de stupeur. De derrière la maison il m’appela pour manger un gruau de maïs qu’il venait de préparer.
Je le questionnai. Comment nommait-il l’état d’éveil ? Avait-il un nom spécial pour cela ? Soit il ne comprit pas ma question, soit il ne voulut pas me répondre.
« Comment nommez-vous ce que nous faisons maintenant ? demandai-je, opposant ainsi la réalité aux rêves ».
« Je nomme ça manger », dit-il en retenant un rire.
« Je nomme ça réalité », dis-je, « réalité parce que le fait que nous mangeons a réellement lieu ».
« Rêver a aussi vraiment lieu », rétorqua-t-il en se trémoussant de rire. « Aussi bien que chasser, marcher, rire ».
J’abandonnai. Même en faisant preuve d’une grande largeur d’esprit je n’arrivais pas à accepter son idée. Ma perplexité semblait l’enchanter. Aussitôt le repas terminé, il déclara que nous irions nous promener, mais cette fois-ci sans rôder dans le désert comme nous l’avions souvent fait.
« Cette fois-ci, c’est différent. À partir de maintenant nous allons aux lieux de pouvoir. Tu vas apprendre comment te rendre accessible au pouvoir ».
Je lui confiai mes craintes, je ne me sentais nullement qualifié pour une telle entreprise.
« Allons, ne t’abandonne pas à de telles peurs », dit-il à voix basse en me tapotant le dos et en souriant avec bienveillance. « J’ai aiguillonné ton esprit de chasseur. Tu aimes rôder avec moi dans ce magnifique désert. Maintenant il est trop tard pour tout lâcher ».
Nous allâmes dans le désert. D’un signe de tête il m’indiqua de le suivre. J’aurais bien pu prendre ma voiture et partir, mais j’aimais vraiment rôder en sa compagnie dans ce magnifique désert. J’aimais cette impression de monde effrayant, mystérieux et néanmoins magnifique. Et cela n’existait que lorsque j’y allais avec lui. Comme il le disait j’étais accroché.
Il alla vers les collines de l’est. Ce fut une longue marche, L’accablante chaleur ne m’affecta pas le moins du monde. Nous entrâmes assez profondément dans une gorge. Don Juan s’arrêta à l’ombre de gros rochers. Je pris quelques biscuits, mais il me dit de ne pas manger. Il annonça que je devais m’asseoir à un endroit élevé, et à cinq mètres de là désigna un rocher isolé presque rond. Je crus qu’il allait m’y rejoindre car il m’aida à l’escalader. Mais arrivé à mi-hauteur il me tendit quelques tranches de viande séchée. Il m’indiqua qu’il s’agissait de viande-pouvoir, qu’il fallait la mâcher avec une extrême lenteur et ne la mélanger en aucun cas à d’autres aliments. Puis il redescendit s’installer à l’ombre et s’adossa contre un rocher. Il paraissait détendu, presque endormi. Tant que je n’eus pas fini de manger il garda la même position. Puis il s’assit le dos droit et se mit à balancer la tête de gauche à droite, comme s’il écoutait attentivement quelque chose. A deux ou trois reprises il me jeta un coup d’œil, et tout à coup il se redressa, se mit à scruter les environs à la manière d’un chasseur. Instinctivement je me figeai sur place sans toutefois le quitter des yeux. Avec d’infinies précautions il recula pour aller se cacher derrière des rochers, un peu comme s’il espérait le passage d’un gibier dans ce qui était, je venais de m’en rendre compte, une sorte de méandre bordé de falaises, un cirque de rochers de grès dans le canyon sans eau. Soudain il surgit de derrière les rochers et eut un sourire; il étira ses bras, bâilla et s’avança vers moi. Je me détendis et repris ma position assise.
« Que s’est-il passé ? » murmurai-je.
En hurlant il me répondit qu’il n’y avait aux alentours rien qui vaille la peine de se faire du souci. Un tiraillement soudain tordit mon estomac. Sa réponse était inappropriée et je ne pouvais pas comprendre pourquoi il hurlait ainsi sans raison spéciale. Je décidai de descendre du rocher, mais il me hurla d’y rester encore un moment.
« Que faites-vous ? » demandai-je.
Tout en se dissimulant entre deux blocs il s’assit au pied du rocher, et d’une voix criarde me dit qu’il était allé voir aux alentours parce qu’il avait cru avoir entendu quelque chose.
Je lui demandai s’il avait entendu un animal. Il plaça sa main en cornet autour de son oreille et hurla qu’il n’arrivait pas à m’entendre, que je devais crier plus fort. Je m’égosillai pour lui dire que j’aimerais bien savoir ce qui se passait. Il brailla qu’il n’y avait absolument rien aux alentours et me demanda si du haut de mon rocher je pouvais voir quelque chose. Je hurlai que non. Il voulut alors que je lui décrive le terrain situé au sud. Pendant un moment nous vociférâmes, puis il me dit de descendre. Il me chuchota qu’il avait fallu parler en criant pour être certain de signaler notre présence, car je devais me rendre accessible au pouvoir de ce trou d’eau particulier. Nulle part je ne voyais un trou d’eau. D’un signe il m’indiqua que nous étions assis dessus.
« Là, il y a de l’eau », murmura-t-il, « et aussi du pouvoir. Il y a là un esprit et il nous faut l’attirer. Peut-être viendra-t-il vers toi ».
Ce soi-disant esprit m’intéressait, mais il exigea un silence parfait. Il me conseilla de rester sans un geste, de ne faire ni un mouvement ni un bruit qui révéleraient notre présence. Pour lui rien de plus facile que de rester immobile des heures durant, pour moi c’était un supplice. Mes jambes s’engourdissaient, mon dos me faisait mal, une tension insupportable gagna mes épaules et mon cou. Mon corps tout entier devint insensible et froid. J’étais vraiment mal à l’aise lorsque soudain il se releva. Il sauta sur ses pieds et pour m’aider à me relever me tendis une main. En m’étirant je fus surpris de constater l’aisance avec laquelle il s’était relevé après des heures d’immobilité. Quant à moi, il me fallut un certain temps avant de retrouver une élasticité musculaire suffisante pour marcher. Don Juan se dirigeait vers sa maison. Après m’avoir ordonné de le suivre à une distance de trois pas, il avançait assez lentement. Il sinua en dehors du chemin habituel qu’à trois ou quatre reprises nous traversâmes sous des angles différents. Tard dans l’après-midi nous arrivâmes chez lui.
Je voulus le questionner sur ce qui avait bien pu avoir lieu. Il déclara toute discussion inutile, et tant que nous n’étions pas revenus au lieu de pouvoir je devais m’interdire de poser des questions. Son énigmatique réponse me tiraillait dans tous les sens. Malgré tout je me risquai à le questionner en chuchotant. D’un regard sévère et froid il me rappela qu’il ne plaisantait pas. Pendant des heures nous restâmes assis sur le porche. Je travaillai sur mes notes. De temps à autre il me tendait une tranche de viande sèche. La nuit survint, je ne pouvais plus écrire. Alors je m’efforçai de penser à cette nouvelle aventure, mais quelque chose en moi s’y refusait. Je m’endormis.
Samedi 19 août 1961
Hier nous allâmes en ville pour prendre notre petit déjeuner au restaurant. Il me conseilla de ne pas trop changer mes habitudes alimentaires.
« Ton corps n’est pas habitué à la viande-pouvoir. Ne pas manger ta nourriture habituelle te rendrait malade ».
Il mangea de bon cœur. En réponse à une remarque taquine de ma part il dit calmement : « mon corps aime tout ».
Vers midi nous partîmes pour le canyon du point d’eau. Par une conversation bruyante suivie d’un silence forcé de plusieurs heures nous nous signalâmes à l’esprit. En partant don Juan ne se dirigea pas vers sa maison mais vers les montagnes. Après avoir descendu quelques faibles pentes nous grimpâmes au sommet d’une haute colline. Là don Juan choisit un endroit à l’ombre pour notre repos. Il m’indiqua que nous devions y rester jusqu’au crépuscule, que je devais agir de la façon la plus normale, c’est-à-dire que je pouvais même poser toutes les questions qui me tourmentaient.
« Je sais que l’esprit est tapi là-bas », ajouta-t-il à voix basse.
« Où ? »
« Là-bas, dans les buissons ».
« De quelle sorte d’esprit s’agit-il ? »
Il me regarda avec une expression interrogative puis rétorqua : « Combien de sortes en existe-t-il ? ».
Nous éclatâmes de rire. Mes questions avaient un effet sédatif sur ma nervosité.
« Il viendra au crépuscule », dit-il. « Il suffit d’attendre ».
Je cessai de parler, le flot des questions s’était tari.
« Il faut que nous parlions sans interruption », annonça-t-il. « Les voix humaines attirent les esprits. En voilà un qui se cache là-bas. Nous allons nous mettre à sa disposition, continue de parler ».
Je me sentais stupidement vide de mots, je n’arrivai même pas à penser. Il rit et me tapota le dos.
« Tu es vraiment drôle. Lorsqu’il faut parler tu perds ta langue. Allons, claque du bec ! ».
Il fit un geste comique, il ouvrait et fermait sa bouche comme un bec d’oiseau.
« À partir de maintenant il y a certaines choses dont nous ne parlerons qu’aux lieux de pouvoir. Je t’ai guidé ici pour ta première expérience. C’est un lieu de pouvoir, là nous ne pouvons parler que de pouvoir ».
« J’ignore ce qu’est le pouvoir ».
« Le pouvoir est ce dont s’occupe le guerrier. Au début c’est une entreprise incroyable, inaccessible; il est même difficile d’y penser. C’est ce qui t’arrive maintenant. Puis le pouvoir devient une affaire sérieuse. On ne peut pas l’avoir ou on peut ne pas vraiment se rendre compte qu’il existe, mais malgré tout on sait qu’il y a là quelque chose, quelque chose que l’on n’avait pas pu voir auparavant. Ensuite le pouvoir se manifeste comme une chose incontrôlable qui nous arrive. Il m’est impossible de dire comment il survient ou ce qu’il est réellement. Ce n’est rien et pourtant devant tes propres yeux il fait surgir des merveilles. Et enfin le pouvoir est quelque chose en nous-même, quelque chose qui contrôle nos actes et cependant nous obéit ».
Il se tut. Puis il voulut savoir si j’avais compris. Répondre par l’affirmative me parut ridicule. Il remarqua ma consternation et eut un rire sous cape.
« Ici même je vais t’enseigner la première étape du pouvoir, annonça-t-il comme s’il me dictait une lettre. Je vais t’enseigner comment élaborer le rêve ».
Il me regarda en me demandant si j’avais compris. Ce ne pouvait être le cas. J’arrivais à peine à le suivre. Il expliqua qu’ »élaborer le rêve » signifiait avoir un contrôle précis et pragmatique sur la situation générale d’un rêve, un contrôle exactement semblable à celui que l’on a au moment d’un choix dans le désert, par exemple grimper une colline ou demeurer dans l’ombre d’un canyon.
« Il faut commencer par quelque chose de très simple », continua-t-il. « Cette nuit, dans tes rêves, tu regarderas tes mains ».
J’éclatai de rire. Il venait de parler comme s’il s’agissait d’un acte des plus ordinaires.
« Pourquoi ris-tu ? demanda-t-il avec surprise. »
« Comment puis-je regarder mes mains dans mes rêves ? »
« C’est très simple, concentre ton regard sur tes mains, comme ça ».
Il pencha sa tête en avant et fixa ses mains, il avait la bouche grande ouverte. Son expression était tellement comique que je ne pus m’empêcher de rire.
« Sérieusement, comment dois-je faire ? »
« Comme je te l’ai dit », répondit-il. « Il est évident que tu peux, si bon te semble, regarder n’importe quoi d’autre, tes orteils, ton nombril, ou ton outil. J’ai mentionné les mains parce que pour moi c’est la partie du corps la plus facile à voir. Ne crois pas que je plaisante. Rêver est aussi sérieux que voir ou mourir ou n’importe quoi d’autre dans ce monde effrayant et mystérieux ».
« Pense à quelque chose d’amusant. Imagine toutes les choses incroyables que tu pourrais accomplir. Un homme qui chasse le pouvoir n’a pratiquement pas de limites lorsqu’il rêve ».
Je lui demandai quelques tuyaux.
« Il n’y a pas de tuyaux. Tu n’as qu’à regarder tes mains ».
« Vous devriez pouvoir m’en dire plus que ça. »
Il secoua la tête, cligna de l’œil, et me jeta des œillades rapides.
« Chacun de nous est différent. Ce que tu nommes des tuyaux ne pourrait être que ce que j’ai fait moi-même lorsque j’apprenais. Nous ne sommes pas semblables, même pas vaguement semblables ».
« N’importe quoi pourrait m’aider. »
« Ce serait bien plus simple si tu commençais par regarder tes mains ».
Il sembla mettre de l’ordre dans ses pensées. Il hocha la tête de haut en bas.
« Chaque fois que dans tes rêves tu regardes quelque chose, cette chose change », dit-il après un long silence. « L’astuce pour apprendre à élaborer le rêve n’est pas, c’est évident, de simplement regarder les choses, mais de retenir leur vision. Rêver est réel quand on réussit à tout amener à devenir clair et net. Alors il n’y a plus de différence entre ce que tu fais quand tu dors et ce que tu fais quand tu ne dors pas. Comprends-tu maintenant ? ».
J’avouai que même si je comprenais ce qu’il avait dit j’étais incapable d’accepter son point de départ. J’avançai l’argument que dans un monde civilisé de nombreuses personnes avaient des illusions, et ces gens ne pouvaient pas faire la différence entre ce qui se produisait dans le monde réel et dans leurs fantaisies. Ces gens étaient des malades mentaux. Par conséquent chaque fois qu’il me recommandait d’agir comme un fou j’étais excessivement troublé. Mon exposé terminé, don Juan eut un geste comique, il porta ses mains à ses joues et soupira profondément.
« Laisse ton monde civilisé là où il est », dit-il. « Qu’il soit ce qu’il est! Personne ne te demande de te conduire comme un fou. Je te l’ai déjà dit, un guerrier doit être parfait de manière à négocier avec les pouvoirs qu’il chasse. Comment peux-tu concevoir un guerrier incapable de discerner une chose de l’autre ? ».
« Par ailleurs, mon ami, toi qui sais ce qu’est le monde réel, tu trébucherais et mourrais en un rien de temps s’il te fallait dépendre de ta capacité à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas ».
Évidemment, je m’étais mal exprimé. Chaque fois que je protestais, je manifestais en fait l’insupportable frustration d’être dans une situation intenable.
« Je ne tente pas de faire de toi un malade ou un fou », continua-t-il. « Tu peux arriver à cela par toi-même, tu n’as pas besoin de mon aide. Mais ces forces qui nous guident t’ont dirigé vers moi, et j’ai entrepris de t’enseigner comment changer tes stupides manières pour arriver à vivre la vie impeccable d’un guerrier. Il semble bien que tu n’y arrives pas. Mais qui sait? Nous sommés tout aussi mystérieux et effrayants que cet incommensurable monde, donc qui pourrait savoir de quoi tu es capable ? ».
Sa voix laissa passer une certaine tristesse. J’aurais voulu m’excuser de mes faiblesses, mais il continua :
« Tu n’as pas besoin de regarder tes mains. Ainsi que je te l’ai dit tu peux prendre n’importe quoi. Mais choisis d’avance quelque chose et trouve-le dans tes rêves. J’ai dit tes mains parce qu’elles seront toujours là ».
« Lorsqu’elles commenceront à changer de forme, il faudra que tu déplaces ton regard pour le porter sur quelque chose d’autre, puis reviens vers tes mains. Pour parfaire cette technique il faut y consacrer énormément de temps ».
Écrire tout cela m’occupait tant que je ne remarquai pas que la nuit tombait. Le soleil venait de se coucher. Le ciel était nuageux, le crépuscule s’annonçait proche. Don Juan se leva et jeta de furtifs coups d’œil vers le sud.
« Allons-y », annonça-t-il. « Nous devons marcher vers le sud jusqu’à ce que l’esprit du trou d’eau se révèle à nous ».
Environ une demi-heure plus tard le terrain changea, nous avancions dans un endroit dépourvu de végétation. C’était une grande colline ronde dont le couvert végétal avait brûlé; elle ressemblait à une tête chauve. Je crus que don Juan allait grimper le long de la faible pente, mais il s’arrêta et demeura dans une position de très grande attention. Son corps semblait s’être tendu, et pendant un instant il frémit. Puis il se détendit et resta là, mollement debout. Je n’arrivai pas à comprendre comment il pouvait se maintenir debout avec des muscles tellement relâchés. Au même instant une très forte rafale de vent me fit sursauter. Le corps de don Juan se tourna dans la direction du vent, l’ouest. Pour se tourner il ne fit pas usage de ses muscles, en tout cas pas comme on les utilise normalement pour tourner. Le corps de don Juan sembla avoir été manipulé de l’extérieur comme si, pour faire face à une autre direction, quelqu’un d’autre l’avait déplacé. Je ne le quittai pas des yeux, et je le vis me regarder du coin de l’œil. Son visage marquait une détermination, une intention indubitables. Son être tout entier restait attentif. Il m’émerveillait. Je n’avais jamais été dans une situation réclamant une aussi étrange concentration.
Soudain son corps frissonna comme sous l’effet d’une douche froide. Il eut un soubresaut, puis se mit à marcher comme si rien ne s’était passé.
Je le suivis. Nous traversâmes le flanc oriental de collines nues jusqu’à ce que nous fussions au milieu d’elles. Là il s’arrêta le visage vers l’ouest.
Vu de cet endroit le sommet de la colline n’était plus aussi arrondi et régulier qu’à distance. Près du sommet il y avait une caverne ou un trou. À l’instar de don Juan je fixai ce détail. Une forte rafale de vent me fit frissonner. Don Juan se tourna vers le sud pour scruter attentivement le paysage étendu devant nous.
« Là ! » chuchota-t-il, et il désigna un objet au sol. Je m’efforçai de voir. À environ sept mètres il y avait quelque chose par terre, quelque chose de châtain qui me faisait frissonner. Je me concentrai sur cet objet presque rond, comme enroulé sur lui-même, peut-être un chien endormi.
« Qu’est-ce donc ? » murmurai-je.
« Je n’en sais rien », chuchota-t-il sans toutefois quitter l’objet des yeux. « À ton avis, à quoi ressemble-t-il ? ».
Je parlai d’un chien.
« Trop gros pour un chien ».
Je m’avançai vers l’objet, mais gentiment don Juan m’arrêta. Je fixai la chose à nouveau, sans aucun doute il s’agissait d’un animal endormi ou mort. J’arrivais maintenant à distinguer sa tête aux oreilles dressées comme celles d’un loup. Dès lors je fus certain que c’était un animal roulé sur lui-même. Cela aurait pu être un veau brun. J’en parlai à don Juan. Il remarqua que pour un veau il était trop ramassé, et d’ailleurs il avait des oreilles pointues. L’animal trembla un moment, je compris qu’il était vivant. Maintenant je discernai sa respiration irrégulière. Son souffle ressemblait plutôt à un tremblement saccadé. Une pensée soudaine me vint à l’esprit :
« C’est un animal mourant », murmurai-je.
« Tu as raison, mais quel genre d’animal ? »
Je ne parvenais pas à en cerner les traits. Don Juan fit deux pas en avant. Je le suivis. Il faisait déjà assez noir et il nous aurait fallu être plus proches pour voir avec netteté.
« Attention », chuchota don Juan. « Si c’est une bête en train de mourir elle pourrait nous sauter dessus avec ses dernières énergies ».
Quel qu’il fût, l’animal semblait proche de sa fin. Il respirait par saccades, des spasmes agitaient son corps mais il gardait sa position roulée. À un certain moment un spasme plus violent souleva son corps du sol. J’entendis un cri inhumain et brusquement il étira ses pattes. Ses griffes n’étaient pas simplement effrayantes, elles m’écœuraient. Les pattes tendues il trébucha de côté et roula sur son dos.
J’entendis un grognement formidable et don Juan hurler : « Cours, sauve ta peau ! ».
C’est exactement ce que je fis. Avec une agilité et une vitesse peu croyables je me précipitai vers le sommet de la colline. À mi-chemin je jetai un regard en arrière et vis que don Juan n’avait pas bougé. Il me fit signe de revenir. Je descendis en courant jusqu’à lui.
« Que s’est-il passé ? » demandai-je le souffle court.
« Je crois qu’il est mort ».
Prudemment nous approchâmes de l’animal. Il gisait étalé, pattes en l’air. En arrivant plus près je faillis hurler de peur. Je venais de me rendre compte qu’il n’était pas tout à fait mort. Son corps tremblait toujours. Ses pattes tressaillirent une dernière fois.
Je devançai don Juan. L’animal eut un nouveau tremblement qui dégagea sa tête. Horrifié je me tournai vers don Juan. Si par son corps l’animal était sans doute un mammifère, il avait néanmoins un bec comme un oiseau. Saisi d’une suprême et totale horreur, je regardai fixement la bête. Je refusai d’en croire mes yeux. J’en restai bouche bée. Jamais je n’avais rien vu de semblable. Quelque chose d’absolument inconcevable se trouvait sous mes yeux. J’aurais voulu que don Juan m’explique ce que c’était, mais je ne parvenais pas à m’exprimer. Don Juan me fixait du regard. Je jetai un coup d’œil sur lui, puis sur l’animal, et tout à coup quelque chose en moi rétablit le monde. Sur-le-champ je sus ce qu’était cet animal. Je m’avançai et le saisis. J’avais entre les mains une grande branche brûlée où quelques débris poussés par le vent s’étaient accrochés ; le tout pouvait créer dans l’obscurité l’apparence d’un animal étrange car la couleur brune des débris brûlés tranchait sur le vert de la végétation environnante. Tout en riant de ma bêtise j’expliquai nerveusement à don Juan que le vent en soufflant avait donné l’illusion d’un animal vivant. J’avais résolu le mystère, j’étais certain qu’il allait être satisfait de moi. Mais il fit demi-tour et se dirigea vers le sommet de la colline. Je le suivis. Il se glissa dans la dépression qui de loin semblait une caverne. En fait il s’agissait simplement d’une faille peu profonde dans le grès. Avec de petites branches il balaya la poussière accumulée par terre.
« Il faut aussi se débarrasser des tiques », commenta-t-il.
Il me fit signe de m’asseoir et me dit de m’installer confortablement car nous allions passer la nuit à cet endroit. Je me mis à parler de la branche mais il me rembarra.
« Tu ne peux te vanter de rien. Tu as gaspillé un magnifique pouvoir, un pouvoir qui insufflait la vie à cette branche sèche ».
La vraie victoire eût consisté à me laisser emporter par cette vision et à suivre le pouvoir jusqu’à ce que le monde cessât d’exister. Toutefois ma réaction ne semblait pas l’avoir déçu ou fâché. À plusieurs reprises il répéta qu’il ne s’agissait que d’un début, qu’il fallait beaucoup de temps pour manipuler le pouvoir. Il me tapota l’épaule et me taquina en me rappelant que ce matin même j’avais prétendu être capable de distinguer ce qui était réel de ce qui ne l’était pas. L’embarras me gagna. Je m’excusai d’avoir toujours tendance à être sûr de moi.
« Ça n’a pas d’importance », me confia-t-il. « Cette branche était un animal réel et elle vivait à l’instant où le pouvoir l’a touchée. Puisque ce qui la vivifiait était le pouvoir, l’astuce consistait, comme en rêvant, à en maintenir la vision. Vois-tu ce que je veux dire ? ».
Une autre question me brûlait les lèvres, mais il me fit taire en déclarant que je devais passer la nuit parfaitement éveillé mais sans dire un seul mot. Pendant un certain temps c’est lui qui allait parler.
Il ajouta que l’esprit connaissait bien sa voix et serait attiré par elle; ainsi il nous laisserait en paix. Il expliqua les sérieux dangers que comportait l’idée de se rendre accessible au pouvoir. Le pouvoir était une forme dévastatrice qui pouvait facilement conduire à la mort. Il fallait le traiter avec la plus grande prudence. Il fallait devenir disponible au pouvoir en suivant un processus systématique mais toujours en observant des précautions extrêmes. On devait signaler sa présence par une manifestation prudente, conversation à haute voix ou toute autre activité bruyante suivie nécessairement d’un long et complet silence. Un éclat contrôlé et une tranquillité contrôlée étaient la marque du guerrier. En fait, précisa-t-il, j’aurais dû soutenir un peu plus longtemps la vision du monstre vivant. En me contrôlant, sans perdre la tête ni me laisser déranger par l’énervement ou la peur, j’aurais dû m’efforcer de « stopper-le-monde ». Après avoir grimpé en courant la colline, j’avais été dans une condition parfaite pour « stopper-le-monde ». Cet état combinait la peur, le respect, le pouvoir et la mort. Il précisa qu’il me serait difficile de retrouver une telle combinaison.
Je chuchotai à son oreille :
« Stopper-le-monde, qu’est-ce que ça veut dire ? »
Avant de me répondre il me lança un regard féroce. C’était une technique pratiquée par ceux qui chassaient le pouvoir, une technique grâce à laquelle le monde tel que nous le connaissions devait s’écrouler.
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)