Réassertions Venues du Monde Qui Nous Entoure

« Caballero, je crois savoir que vous êtes versé dans les plantes », dis-je au vieil Indien. Un de mes amis m’avait introduit, nous nous étions présentés et il déclina son nom, Juan Matus.
« C’est donc ce que prétend votre ami ? »
« Oui. »
« Je ramasse des plantes, ou plutôt elles me laissent les ramasser », dit-il.
Nous étions dans la salle d’attente d’une gare routière de l’Arizona. Poliment, en espagnol, je lui demandai si je pouvais lui poser quelques questions. J’avais dit : « Monsieur (Caballero), me permettez-vous de vous poser quelques questions ? »
« Caballero » signifie cavalier et désigne à l’origine un gentilhomme à cheval. Il me dévisagea.
« Je suis un cavalier sans cheval », répondit-il avec un large sourire. Et il ajouta: « Je vous ai dit que Juan Matus est mon nom. »

Son sourire et son aisance me plaisaient. Je pensais qu’il devait être un homme capable d’apprécier une franche audace, aussi décidai-je de l’aiguillonner par une demande. Je déclarais que je m’intéressais à la collecte et à l’étude des plantes médicinales, en précisant que mon domaine de recherches particulier concernait l’usage du cactus hallucinogène nommé peyotl, espèce que j’avais longuement étudiée à l’université de Los Angeles. Cela me sembla une présentation sérieuse, elle se tenait et m’apparaissait comme parfaitement légitime. Le vieil homme hocha lentement la tête. Encouragé par son silence j’ajoutai que chacun de nous gagnerait certainement à un échange d’informations sur le peyotl. À ce moment-là il leva la tête et me regarda droit dans les yeux d’une façon impressionnante toutefois ni menaçante ni effrayante. Simplement son regard me transperça. Je restais bouche bée sans pouvoir dire un seul mot. Ainsi se termina notre première rencontre. Cependant il me quitta sur une note d’espoir en déclarant qu’un jour je pourrais peut-être lui rendre visite.

Il serait difficile de juger de l’influence du regard de don Juan si mon inventaire de l’expérience ne reposait pas en quelque sorte sur la singularité de cet événement. Il y a dix ans, alors que je débutais dans mes études d’anthropologie, ce qui d’ailleurs me fit rencontrer don Juan, j’étais déjà devenu un expert en « débrouille ». J’avais quitté ma famille depuis des années, et à mon avis, cela voulait dire que je pouvais m’occuper de mes propres affaires. Chaque fois que j’essuyais un échec j’arrivais à me faire doucement entendre raison, ou je reculais d’un pas, discutais, me mettais en colère, ou si cela ne suffisait pas, je me lamentais et me plaignais. Ainsi, quelles que fussent les circonstances, je savais pouvoir m’en sortir d’une manière ou d’une autre. Jamais au grand jamais un homme ne m’avait stoppé au vol aussi rapidement et définitivement que don Juan en ce mémorable après-midi. Cependant il ne s’agissait pas uniquement du fait d’avoir été réduit au silence. Bien des fois je n’avais pas répondu à mon adversaire parce que j’éprouvais pour lui une sorte de respect naturel, tandis que ma colère et ma frustration suivaient leur cours dans mes pensées. Le regard de don Juan me paralysa au point qu’il me fut impossible de penser de manière cohérente. Ce prodigieux regard m’intriguait tant que je décidai de rendre visite à don Juan.

Pendant six mois je me préparai. Je lus tout ce qui concernait l’usage du peyotl chez les Indiens d’Amérique, en particulier ce qui avait trait au culte du peyotl des Indiens des Plaines. Absolument tout me passa entre les mains, et une fois fin prêt, je partis pour l’Arizona.
Samedi 17 décembre 1960

Avant de découvrir où il habitait je dus procéder à une longue et pénible enquête auprès des Indiens de la région. J’arrivai devant sa maison tôt dans l’après-midi; je l’aperçus assis sur une caisse. Il sembla me reconnaître car dès que je descendis de voiture il me salua. Pendant un certain temps nous échangeâmes des banalités, puis, sans détour, je lui avouai m’être vanté au cours de notre première rencontre: j’avais prétendu connaître le peyotl alors qu’à ce moment je l’ignorais totalement. Il me regarda fixement. La bonté émanait de ses yeux. Je lui confiai avoir pris six mois pour me préparer, et cette fois-ci j’arrivais bien armé. Il éclata de rire. Qu’y avait-il donc de si comique dans ma déclaration ? Il se riait de moi, je me sentis confus et surtout vexé.

Sans doute remarqua-t-il mon mécontentement, car il déclara que malgré toutes mes bonnes intentions il n’existait aucune manière de se préparer à cette rencontre. Je me demandais si je pouvais le questionner pour savoir si sa déclaration contenait un sens caché, mais je ne dis rien. Néanmoins il dut suivre les mêmes réflexions que moi, car en guise d’explications il déclara que ma façon d’agir lui rappelait l’histoire d’un peuple persécuté et même parfois assassiné par son roi. Dans cette histoire faire une différence entre persécuteurs et persécutés eût été impossible excepté que ces derniers se signalaient par leur prononciation différente de certains mots de la langue du pays, détail qui les trahissait. À tous les passages importants, le roi fit installer des postes de garde où chacun devait prononcer un mot clef; s’il le prononçait à la manière du roi il avait la vie sauve, sinon c’était la mort immédiate. Un jour un jeune homme décida de se préparer à passer le poste, et apprit à prononcer le mot. Avec un large sourire don Juan précisa qu’en fait c’est « six mois » qu’il fallut au jeune homme pour parvenir à prononcer le mot. Arriva le jour de la grande épreuve. Pleinement confiant, le jeune homme se présenta au poste de contrôle et attendit que l’officier lui demande le mot de passe. Don Juan, à ce moment, suspendit son récit et me regarda. Cette interruption soigneusement calculée me parut vraiment abusive, cependant je jouai le jeu. Je connaissais l’histoire, c’est des Juifs d’Allemagne qu’il était question; on pouvait facilement les identifier à leur manière de prononcer certains mots. Je n’ignorais rien de l’issue dramatique du récit: le jeune homme périssait simplement parce que l’officier ayant oublié le mot de passe lui demandait d’en prononcer un autre presque identique mais qu’il avait eu le malheur de ne pas apprendre à prononcer. Toutefois don Juan semblait espérer une question de ma part.
« Que lui arriva-t-il? » demandai-je naïvement, comme captivé par l’histoire.
« Ce jeune homme, un vrai malin, se rendit bien compte que l’officier avait oublié le mot de passe, et avant qu’il ne parle avoua s’être préparé au test pendant six mois. »

Il fit une autre pause et me jeta un regard espiègle. Il avait inversé les rôles; la confession du jeune homme changeait tout. J’ignorais la fin.
« Et alors, que se passa-t-il? » demandai-je sans pouvoir cacher mon intérêt.
« Le jeune homme fut mis à mort sur-le-champ, c’est évident », dit-il en éclatant de rire.
La façon dont il avait capté mon attention était admirable, mais avant tout j’aimais la manière avec laquelle il avait changé cette histoire pour l’adapter à mon cas personnel, comme s’il l’eût créée spécialement pour moi. Discrètement mais avec une extrême élégance il se moquait de moi; c’est pourquoi je ne pus m’empêcher de m’associer à son rire. Néanmoins j’insistai en avançant que même si cela semblait ridicule, je m’intéressais aux plantes et désirais en apprendre davantage sur elles.
« J’adore la marche », dit-il.

Je crus qu’il faisait exprès de changer de sujet; ainsi il évitait de me répondre, mais en aucun cas je ne désirais l’irriter en insistant. Il me demanda si j’avais envie de l’accompagner dans une courte marche dans le désert. Je répondis que j’aimais beaucoup la marche.

« Nous n’allons pas au parc pour une promenade », me prévint-il.

Je confirmai mon sincère désir de travailler avec lui. Je précisai que j’avais besoin d’informations, de n’importe quelles informations, sur l’usage des plantes médicinales, et qu’en tout état de cause j’étais prêt à rémunérer son temps et sa peine.
« Vous travaillerez pour moi, lui dis-je. Je vous paierai. »
« Combien ? » demanda-t-il.

L’avidité de sa voix me réjouit.
« Ce que vous considérez comme adéquat. »
« Pour mon temps…, paie-moi avec ton temps. »

J’eus l’impression d’avoir affaire à un drôle de bonhomme. Je prétendis ne pas comprendre. Il répliqua qu’il n’y avait rien à dire à propos des plantes, que prendre mon argent serait par conséquent impensable. Les sourcils froncés il me transperça du regard.

« Que fais-tu dans ta poche ? Tu joues avec ton machin ? »

Sur un petit carnet enfoui dans les énormes poches de mon anorak je prenais des notes. Il rit de bon cœur à cette révélation. J’expliquai ne pas avoir voulu le distraire en écrivant ouvertement sous son nez.
« Si tu veux écrire, écris. Tu ne me déranges pas. »

Nous marchâmes dans le désert environnant presque jusqu’à la nuit noire; il ne me désigna pas une seule plante, il n’en mentionna aucune. Nous nous arrêtâmes près d’un gros buisson.
« Les plantes sont des choses très spéciales », dit-il sans me regarder. « Elles sont en vie et elles sont sensibles. »

À l’instant même un coup de vent agita les broussailles autour de nous et les buissons frémirent.

« As-tu entendu ce bruit? » dit-il en portant sa main droite en cornet autour de son oreille. « Les feuilles et le vent sont d’accord avec moi. »

Je me mis à rire. Par l’ami qui me l’avait présenté je savais que le bougre était un genre d’excentrique, « l’accord avec les feuilles » devait venir de ce fond-là. Nous reprîmes la marche pendant un certain temps, mais il ne montra ni ne ramassa une seule plante. Il se glissait entre les buissons en les effleurant doucement. Il s’arrêta et s’assit sur un rocher. Il me conseilla de me reposer et de regarder autour de moi. Je voulus relancer la conversation et une fois de plus je lui exprimai mon désir d’apprendre tout ce qui concernait les plantes, en particulier le peyotl. Je le priai de devenir mon informateur. Il serait bien payé.

« Tu n’as aucun besoin de me payer. Tu peux me demander n’importe quoi. Je te dirai ce que je sais et en plus ce à quoi ça peut servir. »

Cette offre me satisfaisait-elle ? Elle m’enchantait. Il fit alors une déclaration énigmatique :

« Peut-être n’y a-t-il rien à apprendre sur les plantes puisqu’il n’y a rien à dire à leur propos. »

Je ne compris ni ce qu’il avait dit ni ce qu’il aurait bien pu vouloir dire par ces mots.
« Qu’avez-vous dit ? »

Par trois fois il répéta mot pour mot sa déclaration. Soudain le rugissement d’un chasseur à réaction passant en rase-mottes secoua tout autour de nous.

« Voilà ! Le monde vient de signifier son accord avec moi », dit-il en mettant sa main gauche en cornet autour de son oreille. Il m’amusait, et son rire était communicatif.

« Don Juan, êtes-vous de l’Arizona ? » Je voulais ramener la conversation autour du fait qu’il pourrait devenir mon informateur. Il me regarda tout en hochant affirmativement la tête. Ses yeux paraissaient fatigués, je vis du blanc sous ses pupilles.
« Êtes-vous né ici ? »

Sans dire un mot il hocha encore la tête d’une manière qui me semblait affirmative, mais qui tout aussi bien aurait pu être un mouvement nerveux de la part de quelqu’un qui se perd dans ses réflexions.
« Et toi, d’où es-tu ? »

« Je viens d’Amérique du Sud. »

« C’est grand. Viens-tu de partout à la fois ? »

À nouveau il me transperçait du regard.

J’entrepris de lui raconter mon enfance, mais il m’interrompit.

« Sur ce point, nous sommes semblables. Je vis ici maintenant, mais je suis un Yaqui de Sonora. »

« Vraiment ! » « Je viens de… »

Il ne me laissa pas le temps de terminer.

« Je sais, je sais. Tu es qui tu es, quel que soit l’endroit dont tu es, tout comme je suis un Yaqui de Sonora. »

Ses yeux étaient extraordinairement luisants et son rire étrangement inquiétant. J’eus l’impression d’avoir été surpris en plein mensonge et une sensation de culpabilité très particulière me saisit. Il savait quelque chose, me semblait-il, que j’ignorais ou bien qu’il ne voulait pas révéler. L’étrange malaise s’accentua. Il dut s’en rendre compte, car il se leva et me demanda si je désirais dîner au restaurant. Le retour à pied et le trajet en voiture jusqu’à la ville m’apaisèrent sans me détendre vraiment. Je ne pouvais toutefois discerner pourquoi je me sentais menacé. En dînant, je voulus lui offrir de la bière, il déclara ne jamais boire d’alcool, même pas de la bière. Au fond de moi-même je riais: comment le croire alors que l’ami qui nous avait présentés prétendait que le « vieux était la plupart du temps bourré à mort ». Qu’il ait menti ne me dérangeait pas. Je l’aimais bien, quelque chose de très apaisant émanait de sa personne. Peut-être devina-t-il mon doute, car il expliqua que s’il avait bu dans sa jeunesse, il s’était arrêté un jour pour de bon.
« Les gens ne se rendent pas compte qu’ils peuvent abandonner n’importe quand n’importe quoi dans leur vie, simplement comme ça », dit-il en claquant des doigts.
« Pensez-vous qu’on puisse facilement cesser de fumer ou de boire ? »
« Certainement! » affirma-t-il d’un ton convaincu. « Fumer ou boire ce n’est rien. Rien pour qui veut s’en débarrasser. »

À ce moment le percolateur émit un sifflement aigu.

« Écoute ! » s’écria-t-il avec un éclair dans les yeux. « L’eau qui bout est d’accord avec moi. »

Après un silence il ajouta:

« Un homme peut avoir l’accord de tout ce qui l’entoure. »

Du percolateur jaillit un gargouillement vraiment obscène. Il regarda l’instrument et doucement dit: « Merci », puis il hocha la tête et éclata de rire. Cela me surprit. Il avait un rire vraiment bruyant; mais il m’amusait quand même. Ainsi se termina ma première séance avec mon nouvel informateur. En sortant du restaurant il me dit au revoir, je déclarai avoir à rendre visite à des amis, mais que je serais heureux de pouvoir revenir chez lui vers la fin de la semaine suivante.
« Quand serez-vous chez vous ? »

Il me dévisagea en exprimant une curiosité certaine.

« Lorsque tu viendras. »
« Mais j’ignore quand je reviendrai. »
« Viens, et ne te fais aucun souci. »
« Mais si vous n’êtes pas là ? »
« J’y serai », dit-il en souriant. Et il s’éloigna.

Je me précipitai derrière lui pour lui demander si je pourrais apporter un appareil-photo pour prendre quelques clichés, lui, sa maison.
« Ça, pas question », dit-il en fronçant les sourcils.
« Et un magnétophone ? »
« Je crois bien que cela n’est pas possible, ni l’un ni l’autre. »
Cette attitude m’ennuyait et me tracassait. Je ne comprenais pas son refus. Il secoua négativement la tête.

« Ça suffit », dit-il d’un ton ferme. « Si tu veux me revoir, que je n’entende plus jamais parler de cela. »

J’émis néanmoins une dernière et faible plainte: ces photos et ces enregistrements étaient indispensables pour mon travail. Il répondit qu’il n’y avait qu’une seule chose indispensable pour tout ce que nous entreprenions. Il la nomma « l’esprit ».

« On ne peut rien faire sans esprit. Et tu n’en as pas. Soucie-toi de cela, et non des photos. »

« Que voulez-vous…? »

D’un geste de la main il coupa court. Il recula de quelques pas.
« Sois certain de revenir », dit-il avec gentillesse. Et il fit un signe d’au revoir.
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)

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