Je racontai en détail à l’ami qui m’avait dirigé vers don Juan les conversations que nous avions eues au cours de ces deux rencontres. Selon lui je perdais mon temps, et il pensait aussi que j’exagérais jusqu’à me laisser aller à un romantisme facile à propos de ce vieux fada. Pourtant le vieil homme et ses absurdités étaient peu faits pour alimenter une atmosphère romantique. En toute sincérité je constatais qu’il avait sérieusement miné l’élan d’amitié qui me portait vers lui lorsqu’il se permit de critiquer ma personnalité. Cependant il me fallait admettre la rigueur, la précision et la justesse de ses remarques. Mon dilemme résidait dans le fait que je n’étais pas prêt à accepter l’indiscutable capacité de don Juan pour déranger mes préconceptions du monde, même si je rejetais l’opinion de mon ami pour qui « le vieil Indien était cinglé ». Afin d’éclaircir cela j’eus envie de lui rendre visite au moins encore une fois.
Mercredi 28 décembre 1960
Dès mon arrivée chez lui il me proposa une marche dans le désert. Il n’eut même pas un regard pour les provisions que je lui apportais. Il semblait m’attendre, comme s’il avait su que j’arriverais juste ce jour-là.
Des heures durant nous marchâmes. Il ne cueillit aucune plante, il ne m’en désigna pas une seule. Cependant il m’enseigna une « forme appropriée de marche ». Il me conseilla de courber légèrement mes doigts vers la paume des mains pendant que je marchais; ainsi, prétendit-il, je prêterais plus d’attention à la piste et aux environs. Selon lui, ma marche était débilitante et il précisa qu’on ne devait jamais rien porter dans ses mains. Pour les transports il concevait d’employer un filet passé sur le dos ou un bissac. Son idée était qu’en maintenant les doigts dans cette position particulière on avait plus de force et on bénéficiait d’une attention bien plus soutenue. Pourquoi discuter ? Je plaçai mes doigts selon ses instructions et je le suivis. Ni mon attention ni mon énergie ne me semblèrent s’en trouver modifiées. Nous marchâmes tout le matin pour ne marquer un arrêt que vers midi. Je transpirais. Je voulus boire à ma gourde, mais il m’arrêta pour me conseiller de ne prendre qu’une seule gorgée d’eau. Il alla à un buisson jaunâtre, cueillit quelques feuilles et les mâcha. Il m’en tendit quelques-unes en soulignant leur vertu désaltérante lorsqu’on les mâchait très lentement. La soif persista mais je me sentis revigoré.
Sans doute avait-il lu mes pensées. En effet il expliqua que je n’avais pas ressenti les avantages de la « juste manière de marcher », ou ceux du masticage des feuilles, parce que j’étais encore jeune et fort, que mon corps ne s’apercevait de rien puisqu’il demeurait en quelque sorte assez stupide. Il se mit à rire. Je n’avais aucune envie de l’imiter ce qui sembla l’amuser encore plus. Il précisa sa déclaration en ajoutant que mon corps n’était pas vraiment stupide mais d’une certaine façon assoupi. Un énorme corbeau passa au-dessus de nous et croassa juste à ce moment-là. Je sursautai et fus pris d’un fou rire. La coïncidence me semblait propice à cet éclat de rire, mais à mon grand étonnement il saisit et secoua vigoureusement mon bras pour me faire taire. Son visage restait parfaitement sérieux.
« Il ne s’agissait pas d’une plaisanterie », dit-il avec sévérité comme si je pouvais comprendre sa remarque. Je demandai une explication. Je lui fis part de ma surprise de le voir se mettre en colère lorsque je riais d’un croassement de corbeau, alors que lui s’était esclaffé au gargouillement d’un percolateur.
« Ce que tu as vu n’était pas simplement un corbeau. »
« Mais je l’ai bien vu, c’était un corbeau. »
« Imbécile, tu n’as rien vu », rétorqua-t-il d’un ton bourru.
Sa rudesse me semblait incongrue, je lui déclarai que je n’aimais pas irriter autrui et que s’il n’était pas d’humeur sociable, il serait sans aucun doute préférable que je m’en aille sur-le-champ. Il fut pris d’un éclat de rire majestueux, exactement comme on rit d’un clown, comme si j’étais ce clown. L’énervement et l’embarras me dominèrent.
« Tu es très violent », commenta-t-il d’un ton banal. « Tu te prends trop au sérieux. »
« Mais vous aussi, n’est-ce pas ? Vous vous preniez très au sérieux lorsque vous vous êtes mis en colère contre moi. »
Il déclara n’avoir pas eu la moindre intention de s’irriter à mon propos. Il me transperça du regard.
« Ce que tu as vu n’était pas un signe d’accord du monde. Les corbeaux en vol ou croassant ne sont jamais un signe d’accord. Ce sont des présages. »
« Présages de quoi ? »
« Une indication extrêmement importante qui te concerne », lança-t-il énigmatiquement.
À l’instant même, juste à nos pieds, le vent arracha une branche sèche d’un buisson.
« Ça c’est un accord », s’exclama-t-il. Il me fixa de ses yeux brillants et s’esclaffa.
J’eus l’impression très nette qu’il se moquait de moi. Il établissait les règles de cet étrange jeu au fur et à mesure que nous avancions. Il pouvait rire et je n’en avais pas le droit. À force de contenir ma contrariété je finis par exploser, et dis ce que je pensai de lui. Il ne fut ni vexé ni blessé. Il ne s’arrêta pas de rire ce qui ne fit qu’amplifier mon anxiété et ma frustration. Maintenant je savais qu’il m’humiliait sciemment. Je compris que « j’en avais ma claque » de ce travail de terrain. Je me levai et déclarai que je voulais rentrer chez lui, puis me rendre à Los Angeles.
« Assieds-toi », m’ordonna-t-il. « Tu t’énerves comme une vieille demoiselle. Tu ne peux pas partir maintenant parce que nous n’en avons pas fini. »
Je le haïssais. Il n’était qu’un Indien gonflé de mépris. Il entonna une chanson populaire mexicaine idiote. Il imitait un chanteur à la mode, mais il faisait traîner certaines syllabes, en contractait d’autres, et ainsi transformait la chanson en une parodie extrêmement burlesque. Je me mis à rire.
« Vois-tu, tu ris de cette stupide chanson, mais le chanteur qui l’interprète et ceux qui payent pour l’écouter ne rient pas le moins du monde, ils pensent que c’est vraiment sérieux. »
« Que voulez-vous dire par là ? »
À mon avis il avait soigneusement choisi son exemple pour me faire observer que j’avais ri du corbeau parce que je ne l’avais pas pris au sérieux, pas plus que cette chanson même. Mais à nouveau il me déconcertait. Il prétendait que j’étais comme le chanteur et ses admirateurs, pétri d’amour-propre et mortellement sérieux pour une absurdité dont aucun individu de bon sens ne se soucierait si peu que ce soit. Alors, sans doute pour rafraîchir ma mémoire, il entreprit de récapituler tout ce qu’il avait déjà dit sur « apprendre ce qui touche aux plantes ». Il insista sur le fait que si je désirais vraiment apprendre il me fallait pratiquement changer toute ma ligne de conduite.
Mon sentiment de contrariété allait croissant et je dus m’obliger à un effort considérable pour ne pas cesser de prendre des notes.
« Tu te prends trop au sérieux », reprit-il lentement. « Tu es sacrément trop important, au moins d’après l’idée que tu te fais de toi-même. C’est ça qui doit changer! Tu es tellement important que tu peux te permettre de partir lorsque les choses ne vont pas à ta guise. Tu es tellement important que tu crois normal d’être contrarié par tout. Peut-être crois-tu que c’est le signe d’une forte personnalité. C’est absurde! Tu es faible, tu es vaniteux. »
Malgré mes protestations il n’en démordit pas. Il me fit remarquer qu’au cours de ma vie je n’avais rien achevé à cause du sentiment d’extrême importance dont je m’affublais. La certitude avec laquelle il plaçait ses coups me sidérait. Bien sûr, il avait raison; c’est d’ailleurs ce qui m’irritait jusqu’à la colère et m’inquiétait parce que je me sentais menacé.
« La propre-importance est aussi une chose à laisser tomber, tout comme la propre-histoire », dit-il avec emphase.
En aucun cas je ne désirais aborder ce genre d’argument; mon désavantage s’avérait par trop considérable. Il ne se déciderait pas à revenir chez lui tant que je ne serais pas prêt, et j’ignorais tout du chemin de retour. Il fallait que je reste en sa compagnie.
Soudain il fit un mouvement étrange. Il reniflait l’air tout autour de lui et sa tête oscillait à un rythme presque imperceptible. Il semblait dans un état de vigilance inhabituel. Il se tourna vers moi et me regarda d’un air ahuri et investigateur. Ses yeux balayaient mon corps de haut en bas comme à la recherche de quelque chose en particulier. Tout d’un coup il se leva et d’un pas rapide s’en alla. Il courait presque ; je le suivis. Cette marche effrénée se prolongea au moins pendant une heure. Enfin il s’arrêta pour s’asseoir près d’une colline rocheuse à l’ombre de quelques buissons. Cette course m’avait vidé, mais je me sentais mieux. Le changement était d’ailleurs surprenant; j’exultai presque alors qu’au moment de me mettre à courir j’étais furieux contre lui.
« Curieux quand même », dis-je, « mais je me sens en forme. »
Au loin croassa un corbeau. Don Juan leva un doigt à son oreille gauche et eut un sourire.
« C’était un présage. »
Un caillou roula au flanc de la colline et en arrivant dans les broussailles produisit un froissement sec. Il éclata de rire et du doigt désigna l’endroit d’où venait le bruit.
« Et ça, c’était un accord », précisa-t-il.
Il me demanda si j’étais prêt à parler de ma propre-importance.
Un rire me secoua, ma colère semblait si lointaine, je ne savais plus comment il avait réussi à tant m’irriter.
« Je ne comprends pas ce qui m’arrive », dis-je. « Je me suis mis en colère et maintenant j’ignore comment elle a disparu. »
« Autour de nous le monde est extrêmement mystérieux », déclara-t-il. « Il ne livre pas facilement ses secrets. »
Ses déclarations m’enchantaient, elles étaient provocantes et impénétrables. Je n’arrivais pas à savoir si elles contenaient une signification cachée ou si elles n’étaient que de parfaites absurdités.
« Si jamais tu reviens dans ce désert », me dit-il, « n’approche pas de la colline rocheuse où nous avons fait étape. Évite-la comme la peste. »
« Pourquoi ? Pour quelle raison ? »
« Ce n’est pas le moment d’expliquer pourquoi, ce que nous disions c’est qu’il faut perdre sa propre-importance. Aussi longtemps que tu croiras que tu es la plus importante des choses de ce monde tu ne pourras pas réellement apprécier le monde qui t’entoure. Tu seras comme un cheval avec des œillères, tu ne verras que toi séparé de tout le reste. »
Il m’examina.
« Je vais parler à ma petite amie », dit-il en désignant du doigt une petite plante.
Il s’agenouilla devant la plante et tout en la caressant lui parla. Au début je ne compris pas ce qu’il lui disait, mais il poursuivit en espagnol. Pendant un certain temps il balbutia des inepties, puis il se leva.
« Ce que tu lui racontes importe peu. Tu peux tout aussi bien fabriquer des mots. Ce qui est important est la sensation d’amour que tu lui portes, tu dois la traiter d’égal à égal. »
Il expliqua qu’en récoltant des plantes, il faut chaque fois s’excuser avant de les cueillir et leur affirmer qu’un jour notre propre corps leur servira de nourriture.
« Ainsi, l’un dans l’autre, la plante et l’homme sont quittes. Ni lui ni elle ne sont plus importants. »
« Vas-y, parle à la petite plante », me pressa-t-il. « Dis-lui que tu ne te sens plus important du tout. »
Je m’agenouillai devant la plante, mais je ne parvins pas à sortir un seul mot. Je me sentais ridicule et le rire me gagna. Cependant je n’éprouvai aucune colère. Don Juan me tapota le dos et me dit que tout allait bien puisque j’avais réussi à dominer mon humeur.
« Parle de temps à autre aux plantes », continua-t-il. « Parle-leur jusqu’à ce que tu perdes toute sensation d’importance. Parle-leur jusqu’à ce que tu arrives à le faire en présence d’autres hommes. Va dans les collines et entraîne-toi seul. »
Je voulus savoir s’il suffisait de parler silencieusement aux plantes. Il éclata de rire et me tapa légèrement sur la tête.
« Non ! Tu dois leur parler à haute et intelligible voix si tu as envie qu’elles te répondent. »
Je me dirigeai vers l’endroit désigné tout en riant au fond de moi à cause de ses excentricités. Je tentai même de parler aux plantes mais le ridicule de la situation me dominait. Après une attente que je jugeai suffisante je revins vers don Juan, certain qu’il savait que je n’avais pas parlé aux plantes. Il ne me regarda pas et d’un signe me fit asseoir à côté de lui.
« Regarde-moi bien. Je vais discuter avec ma petite amie. »
Il s’agenouilla devant une petite plante et pendant quelques minutes s’agita et se contorsionna tout en parlant et riant. Je crus qu’il était cinglé.
« Cette petite plante me charge de te dire qu’elle est bonne à manger », annonça-t-il en se relevant. « Elle dit qu’une poignée suffit à assurer la santé d’un homme. Elle m’a aussi révélé qu’il y en avait un tas qui pousse là-bas. »
Il désigna une zone à flanc de colline, deux cents mètres plus loin.
« Allons-y nous verrons bien », continua-t-il.
Ses clowneries m’obligèrent à rire. J’étais persuadé que nous allions trouver les plantes puisqu’il connaissait ce terrain à la perfection et savait où trouver toutes les plantes comestibles et médicinales. Tout en marchant il m’informa que je devais bien me souvenir de cette plante car elle était bonne à manger et aussi un excellent remède. Mi-figue, mi-raisin, je lui demandai si la plante venait de lui apprendre tout cela. Il s’arrêta, me regarda et pour exprimer son incrédulité, balança la tête de droite à gauche.
« Ah ! s’exclama-t-il en riant. Ton intelligence te rend plus bête que je ne l’aurais pensé. Comment la petite plante peut-elle m’apprendre ce que j’ai su ma vie tout entière ? »
Il précisa qu’il connaissait parfaitement toutes les propriétés de cette plante particulière, et qu’elle lui avait seulement indiqué qu’il y en avait une touffe à l’endroit où nous allions; elle lui avait aussi confié qu’elle ne voyait aucun inconvénient à ce qu’il me mette dans le secret. En arrivant au flanc de la colline je découvris les plantes. J’allais me mettre à rire, mais il ne m’en laissa pas le temps car il voulut que je remercie ces plantes. Un atroce embarrassement me saisit.
Je riais nerveusement et ne parvenais pas à me calmer. Il eut un sourire bienveillant suivi d’une de ses énigmatiques déclarations, et pour me laisser le temps d’en extraire le sens il la répéta à trois ou quatre reprises :
« Autour de nous le monde est un mystère. Et les hommes ne valent pas mieux que n’importe quoi d’autre. Lorsqu’une plante est généreuse avec nous, il faut que nous la remerciions. Sinon il se peut qu’elle ne nous laisse pas partir. »
Son regard me donna des frissons dans le dos. Je me précipitai vers les plantes, m’agenouillai et à haute voix dis : « Merci. »
Il fut secoué d’un rire volontairement saccadé.
Nous reprîmes la marche pendant une heure, puis il fit demi-tour. À un moment donné je traînais en arrière et il dut m’attendre. Il vérifia la position de mes doigts, ils n’étaient pas courbés. Il me pria fermement d’observer et de pratiquer les manières qu’il m’enseignait chaque fois que je marcherais avec lui dans le désert. Sinon il vaudrait mieux que je ne revienne plus jamais.
« Je ne peux pas t’attendre comme si tu étais un gosse. »
Cette remarque me plongea dans un embarras et une perplexité considérables. Comment se pouvait-il qu’un vieil homme comme lui marche mieux que moi ? Je me croyais fort, musclé, et il devait m’attendre, me laisser le temps de le rattraper. Je courbai mes doigts, et aussi curieux que cela puisse paraître, je n’eus aucune peine à le suivre dans sa foulée pourtant rapide. J’exultais, je bouillonnais, tout naturellement heureux de déambuler avec cet étrange vieil Indien. Je me mis à parler, et à plusieurs reprises lui demandai de me montrer des peyotls. Il me regarda mais resta bouche cousue.
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)