Don Juan avait été extrêmement avare d’informations sur son passé et sa vie personnelle. Sa réticence était, fondamentalement, un procédé didactique ; pour lui, son temps commençait lorsqu’il est devenu un guerrier ; tout ce qui lui était arrivé avant n’avait que très peu de conséquence.
Tout ce que la Gorda et moi savions de sa jeunesse, c’est qu’il était né en Arizona de parents indiens Yaqui et Yuma. Alors qu’il était encore enfant, ses parents l’ont emmené vivre avec les Yaquis dans le nord du Mexique. À l’âge de dix ans, il fut pris dans la tourmente des guerres Yaquis. Sa mère fut alors tuée, et son père fut appréhendé par l’armée mexicaine. Don Juan et son père furent tous deux envoyés dans un centre de relocalisation dans l’État le plus au sud, le Yucatan. Il a grandi là-bas. Tout ce qui lui est arrivé pendant cette période ne nous a jamais été révélé. Don Juan estimait qu’il n’était pas nécessaire de nous en parler. Je pensais le contraire. L’importance que j’accordais à ce segment de sa vie découlait de ma conviction que les caractéristiques distinctives et l’accent de son leadership provenaient de cet inventaire personnel d’expériences.
Mais cet inventaire, aussi important qu’il ait pu être, n’était pas ce qui lui donnait l’importance primordiale qu’il avait à nos yeux, et aux yeux de ses autres compagnons. Sa prééminence totale reposait sur l’acte fortuit d’être impliqué dans la « règle ».
Être impliqué dans la règle peut être décrit comme vivre un mythe. Don Juan vivait un mythe, un mythe qui l’a attrapé et a fait de lui le Nagual.
Don Juan a dit que lorsque la règle l’a attrapé, il était un homme agressif et indiscipliné vivant en exil, comme des milliers d’autres Indiens Yaquis du nord du Mexique vivaient à cette époque. Il travaillait dans les plantations de tabac du sud du Mexique. Un jour après le travail, lors d’une rencontre presque fatale avec un collègue pour des questions d’argent, il a reçu une balle dans la poitrine. Quand il a repris connaissance, un vieil Indien était penché sur lui, fouillant la petite blessure dans sa poitrine avec ses doigts. La balle n’avait pas pénétré la cavité thoracique mais s’était logée dans le muscle contre une côte. Don Juan s’est évanoui deux ou trois fois à cause du choc, de la perte de sang et, selon ses propres mots, de la peur de mourir. Le vieil Indien a retiré la balle et, comme don Juan n’avait nulle part où rester, il l’a emmené chez lui et l’a soigné pendant plus d’un mois.
Le vieil Indien était gentil mais sévère. Un jour, alors que don Juan était assez fort, presque rétabli, le vieil homme lui a donné un grand coup dans le dos et l’a forcé à entrer dans un état de conscience accrue. Puis, sans autres préliminaires, il a révélé à don Juan la partie de la règle qui concernait le Nagual et son rôle.
Don Juan a fait exactement la même chose avec moi, et avec la Gorda ; il nous a fait changer de niveau de conscience et nous a énoncé la règle du Nagual de la manière suivante :
Le pouvoir qui gouverne le destin de tous les êtres vivants est appelé l’Aigle, non pas parce que c’est un aigle ou qu’il a quoi que ce soit à voir avec un aigle, mais parce qu’il apparaît au voyant comme un aigle noir de jais incommensurable, se tenant droit comme un aigle, sa hauteur atteignant l’infini. Alors que le voyant contemple la noirceur qu’est l’Aigle, quatre éclairs de lumière révèlent à quoi ressemble l’Aigle. Le premier éclair, qui est comme un coup de foudre, aide le voyant à distinguer les contours du corps de l’Aigle. Il y a des taches de blancheur qui ressemblent aux plumes et aux serres d’un aigle. Un deuxième éclair révèle la noirceur battante, créatrice de vent, qui ressemble aux ailes d’un aigle. Avec le troisième éclair, le voyant contemple un œil perçant et inhumain. Et le quatrième et dernier éclair révèle ce que fait l’Aigle.
L’Aigle dévore la conscience de toutes les créatures qui, vivantes sur terre un instant auparavant et maintenant mortes, ont flotté jusqu’au bec de l’Aigle, comme un essaim incessant de lucioles, pour rencontrer leur propriétaire, leur raison d’avoir eu la vie. L’Aigle démêle ces minuscules flammes, les étend à plat, comme un tanneur étend une peau, puis les consume ; car la conscience est la nourriture de l’Aigle.
L’Aigle, ce pouvoir qui gouverne les destins de toutes les choses vivantes, reflète également et simultanément toutes ces choses vivantes. Il n’y a donc aucun moyen pour l’homme de prier l’Aigle, de demander des faveurs, d’espérer la grâce. La partie humaine de l’Aigle est trop insignifiante pour émouvoir le tout.
Ce n’est que par les actions de l’Aigle qu’un voyant peut dire ce qu’il veut. L’Aigle, bien qu’il ne soit pas ému par les circonstances d’aucun être vivant, a accordé un don à chacun de ces êtres. À sa manière et de son propre droit, n’importe lequel d’entre eux, s’il le désire, a le pouvoir de conserver la flamme de la conscience, le pouvoir de désobéir à l’appel de mourir et d’être consumé. Chaque être vivant a reçu le pouvoir, s’il le désire, de chercher une ouverture vers la liberté et de la franchir. Il est évident pour le voyant qui voit l’ouverture, et pour les créatures qui la franchissent, que l’Aigle a accordé ce don afin de perpétuer la conscience.
Dans le but de guider les êtres vivants vers cette ouverture, l’Aigle a créé le Nagual. Le Nagual est un être double à qui la règle a été révélée. Que ce soit sous la forme d’un être humain, d’un animal, d’une plante ou de toute autre chose qui vit, le Nagual, en vertu de sa duplicité, est attiré à chercher ce passage caché.
Le Nagual vient par paires, mâle et femelle. Un homme double et une femme double ne deviennent le Nagual qu’après que la règle leur a été énoncée à chacun, et que chacun l’a comprise et acceptée pleinement.
À l’œil du voyant, un homme Nagual ou une femme Nagual apparaît comme un œuf lumineux à quatre compartiments. Contrairement à l’être humain moyen, qui n’a que deux côtés, un gauche et un droit, le Nagual a un côté gauche divisé en deux longues sections, et un côté droit également divisé en deux.
L’Aigle a créé le premier homme Nagual et la première femme Nagual en tant que voyants et les a immédiatement mis au monde pour voir. Il leur a fourni quatre guerrières qui étaient des traqueuses, trois guerriers masculins et un courrier masculin, qu’ils devaient nourrir, améliorer et mener à la liberté.
Les guerrières sont appelées les quatre directions, les quatre coins d’un carré, les quatre humeurs, les quatre vents, les quatre différentes personnalités féminines qui existent dans la race humaine.
La première est l’est. Elle est appelée l’ordre. Elle est optimiste, légère, douce, persistante comme une brise constante.
La deuxième est le nord. Elle est appelée la force. Elle est pleine de ressources, directe, franche, tenace comme un vent violent.
La troisième est l’ouest. Elle est appelée le sentiment. Elle est introspective, pleine de remords, rusée, sournoise, comme une rafale de vent froid.
La quatrième est le sud. Elle est appelée la croissance. Elle est nourricière, bruyante, timide, chaleureuse, comme un vent chaud.
Les trois guerriers masculins et le courrier sont représentatifs des quatre types d’activité et de tempérament masculins.
Le premier type est l’homme de savoir, l’érudit ; un homme noble, fiable, serein, entièrement dévoué à l’accomplissement de sa tâche, quelle qu’elle soit.
Le deuxième type est l’homme d’action, très volatile, un compagnon plein d’humour et inconstant.
Le troisième type est l’organisateur en coulisses, l’homme mystérieux, inconnaissable. Rien ne peut être dit sur lui car il ne laisse rien transparaître de lui-même.
Le courrier est le quatrième type. Il est l’assistant, un homme taciturne et sombre qui s’en sort très bien s’il est bien dirigé mais qui ne peut pas se débrouiller seul.
Pour faciliter les choses, l’Aigle a montré à l’homme Nagual et à la femme Nagual que chacun de ces types, chez les hommes et les femmes de la terre, a des caractéristiques spécifiques dans son corps lumineux.
L’érudit a une sorte de creux peu profond, une dépression brillante au niveau de son plexus solaire. Chez certains hommes, cela apparaît comme une mare de luminosité intense, parfois lisse et brillante comme un miroir sans reflet.
L’homme d’action a des fibres qui émanent de la zone de la volonté. Le nombre de fibres varie de une à cinq, leur taille allant d’un simple fil à un tentacule épais, semblable à un fouet, pouvant atteindre huit pieds de long. Certains ont jusqu’à trois de ces fibres développées en tentacules.
L’homme en coulisses est reconnu non pas par une caractéristique mais par sa capacité à créer, de manière tout à fait involontaire, une explosion de pouvoir qui bloque efficacement l’attention des voyants. En présence de ce type d’homme, les voyants se retrouvent immergés dans des détails superflus plutôt que de voir.
L’assistant n’a pas de configuration évidente. Pour les voyants, il apparaît comme une lueur claire dans une coquille de luminosité sans défaut.
Dans le domaine féminin, l’est est reconnue par des taches presque imperceptibles dans sa luminosité, quelque chose comme de petites zones de décoloration.
Le nord a un rayonnement général ; elle dégage une lueur rougeâtre, presque comme de la chaleur.
L’ouest a un film ténu qui l’enveloppe, un film qui la fait paraître plus sombre que les autres.
Le sud a une lueur intermittente ; elle brille un moment puis s’éteint, pour briller à nouveau.
L’homme Nagual et la femme Nagual ont deux mouvements différents dans leurs corps lumineux. Leurs côtés droits ondulent, tandis que leurs côtés gauches tourbillonnent.
En termes de personnalité, l’homme Nagual est un soutien, stable, immuable. La femme Nagual est un être en guerre et pourtant détendu, toujours conscient mais sans tension. Tous deux reflètent les quatre types de leur sexe, comme quatre manières de se comporter.
Le premier commandement que l’Aigle a donné à l’homme Nagual et à la femme Nagual a été de trouver, par leurs propres moyens, un autre ensemble de quatre guerrières, quatre directions, qui étaient les répliques exactes des traqueuses mais qui étaient des rêveuses.
Les rêveuses apparaissent à un voyant comme ayant un tablier de fibres semblables à des cheveux à leur abdomen. Les traqueuses ont une caractéristique similaire en forme de tablier, mais au lieu de fibres, le tablier est constitué d’innombrables petites protubérances rondes.
Les huit guerrières sont divisées en deux bandes, appelées les planètes droite et gauche. La planète droite est composée de quatre traqueuses, la gauche de quatre rêveuses. Les guerrières de chaque planète ont appris de l’Aigle la règle de leur tâche spécifique : les traqueuses ont appris la traque ; les rêveuses ont appris le rêve.
Les deux guerrières de chaque direction vivent ensemble. Elles se ressemblent tellement qu’elles se reflètent l’une l’autre, et ce n’est que par l’impeccabilité qu’elles peuvent trouver réconfort et défi dans le reflet de l’autre.
Le seul moment où les quatre rêveuses ou les quatre traqueuses se réunissent, c’est lorsqu’elles doivent accomplir une tâche ardue ; mais ce n’est que dans des circonstances spéciales que les quatre devraient se donner la main, car leur contact les fusionne en un seul être et ne devrait être utilisé qu’en cas de besoin extrême, ou au moment de quitter ce monde.
Les deux guerrières de chaque direction sont attachées à l’un des mâles, dans n’importe quelle combinaison nécessaire. Elles forment ainsi un ensemble de quatre foyers, capables d’incorporer autant de guerriers que nécessaire.
Les guerriers masculins et le courrier peuvent également former une unité indépendante de quatre hommes, ou chacun peut fonctionner comme un être solitaire, selon ce que dicte la nécessité.
Ensuite, le Nagual et son parti ont reçu l’ordre de trouver trois autres courriers. Il pouvait s’agir de tous les hommes ou de toutes les femmes ou d’un ensemble mixte, mais les courriers masculins devaient être du quatrième type d’homme, l’assistant, et les femmes devaient être du sud.
Pour s’assurer que le premier homme Nagual mènerait son parti à la liberté et ne dévierait pas de ce chemin ou ne se corromprait pas, l’Aigle a emmené la femme Nagual dans l’autre monde pour servir de phare, guidant le parti vers l’ouverture.
Le Nagual et ses guerriers ont alors reçu l’ordre d’oublier.
Ils ont été plongés dans l’obscurité et ont reçu de nouvelles tâches : la tâche de se souvenir d’eux-mêmes, et la tâche de se souvenir de l’Aigle.
L’ordre d’oublier était si grand que tout le monde fut séparé. Ils ne se souvenaient pas de qui ils étaient. L’Aigle avait l’intention que s’ils étaient capables de se souvenir d’eux-mêmes à nouveau, ils trouveraient la totalité d’eux-mêmes. C’est seulement alors qu’ils auraient la force et la patience nécessaires pour chercher et affronter leur voyage définitif.
Leur dernière tâche, après avoir retrouvé la totalité d’eux-mêmes, était de trouver une nouvelle paire d’êtres doubles et de les transformer en un nouvel homme Nagual et une nouvelle femme Nagual en vertu de leur révéler la règle. Et tout comme le premier homme Nagual et la première femme Nagual avaient été pourvus d’un parti minimal, ils devaient fournir à la nouvelle paire de Naguals quatre guerrières qui étaient des traqueuses, trois guerriers masculins et un courrier masculin.
Lorsque le premier Nagual et son parti furent prêts à traverser le passage, la première femme Nagual attendait pour les guider. On leur ordonna alors d’emmener la nouvelle femme Nagual avec eux dans l’autre monde pour servir de phare à son peuple, laissant le nouvel homme Nagual dans le monde pour répéter le cycle.
Pendant qu’il est dans le monde, le nombre minimal sous la direction d’un Nagual est de seize : huit guerrières, quatre guerriers masculins, en comptant le Nagual, et quatre courriers. Au moment de quitter le monde, lorsque la nouvelle femme Nagual est avec eux, le nombre du Nagual est de dix-sept. Si son pouvoir personnel lui permet d’avoir plus de guerriers, alors d’autres doivent être ajoutés par multiples de quatre.
J’avais confronté don Juan avec la question de savoir comment la règle était devenue connue de l’homme. Il a expliqué que la règle était sans fin et couvrait toutes les facettes du comportement d’un guerrier. L’interprétation et l’accumulation de la règle sont le travail de voyants dont la seule tâche à travers les âges a été de voir l’Aigle, d’observer son flux incessant. De leurs observations, les voyants ont conclu que, à condition que la coquille lumineuse qui constitue l’humanité ait été brisée, il est possible de trouver dans l’Aigle le faible reflet de l’homme. Les diktats irrévocables de l’Aigle peuvent alors être appréhendés par les voyants, interprétés correctement par eux, et accumulés sous la forme d’un corps dirigeant.
Don Juan a expliqué que la règle n’était pas un conte, et que traverser vers la liberté ne signifiait pas la vie éternelle telle que l’éternité est communément comprise – c’est-à-dire, comme vivre pour toujours. Ce que la règle énonçait, c’est que l’on pouvait conserver la conscience qui est ordinairement abandonnée au moment de la mort. Don Juan ne pouvait pas expliquer ce que signifiait conserver cette conscience, ou peut-être ne pouvait-il même pas le concevoir. Son bienfaiteur lui avait dit qu’au moment de la traversée, on entre dans la troisième attention, et le corps dans son intégralité est enflammé de connaissance. Chaque cellule prend conscience d’elle-même, et aussi conscience de la totalité du corps.
Son bienfaiteur lui avait également dit que ce type de conscience n’a aucun sens pour nos esprits compartimentés. Par conséquent, le nœud de la lutte du guerrier n’était pas tant de réaliser que la traversée énoncée dans la règle signifiait traverser vers la troisième attention, mais plutôt de concevoir qu’une telle conscience existe.
Don Juan a dit qu’au début, la règle était pour lui quelque chose de strictement du domaine des mots. Il ne pouvait pas imaginer comment elle pourrait tomber dans le domaine du monde réel et de ses manières. Sous la direction efficace de son bienfaiteur, cependant, et après beaucoup de travail, il a finalement réussi à saisir la vraie nature de la règle, et l’a totalement acceptée comme un ensemble de directives pragmatiques plutôt que comme un mythe. À partir de ce moment-là, il n’a eu aucun problème à traiter avec la réalité de la troisième attention. Le seul obstacle sur son chemin provenait du fait qu’il était si complètement convaincu que la règle était une carte qu’il croyait devoir chercher une ouverture littérale dans le monde, un passage. D’une manière ou d’une autre, il s’était inutilement bloqué au premier niveau du développement d’un guerrier.
Le propre travail de don Juan en tant que chef et enseignant, par conséquent, visait à aider les apprentis, et surtout moi, à éviter de répéter son erreur. Ce qu’il a réussi à faire avec nous, c’est de nous guider à travers les trois étapes du développement d’un guerrier sans trop insister sur aucune d’entre elles. D’abord, il nous a guidés pour prendre la règle comme une carte ; ensuite, il nous a guidés vers la compréhension que l’on peut atteindre une conscience suprême, parce qu’une telle chose existe ; et enfin, il nous a guidés vers un passage réel dans cet autre monde de conscience caché.
Afin de nous guider à travers la première étape, l’acceptation de la règle comme une carte, don Juan a pris la section qui concerne le Nagual et son rôle et nous a montré qu’elle correspond à des faits sans équivoque. Il a accompli cela en nous permettant d’avoir, alors que nous étions dans des étapes de conscience accrue, une interaction sans restriction avec les membres de son groupe, qui étaient les personnifications vivantes des huit types de personnes décrits par la règle. Au fur et à mesure de notre interaction avec eux, des aspects plus complexes et inclusifs de la règle nous ont été révélés, jusqu’à ce que nous soyons capables de réaliser que nous étions pris dans le réseau de quelque chose que nous avions d’abord conceptualisé comme un mythe, mais qui était en essence une carte.
Don Juan nous a dit qu’à cet égard, son cas avait été identique au nôtre. Son bienfaiteur l’a aidé à traverser cette première étape en lui permettant le même type d’interaction. À cet effet, il l’a fait passer d’avant en arrière de la conscience du côté droit à celle du côté gauche, tout comme don Juan l’avait fait pour nous. Du côté gauche, il l’a présenté aux membres de son propre groupe, les huit guerrières et les trois guerriers masculins, et les quatre courriers, qui étaient, comme il est obligatoire, les exemples les plus stricts des types décrits par la règle. L’impact de les connaître et de traiter avec eux a été stupéfiant pour don Juan. Non seulement cela l’a forcé à considérer la règle comme un guide factuel, mais cela lui a fait réaliser l’ampleur de nos possibilités inconnues.
Il a dit qu’au moment où tous les membres de son propre groupe avaient été rassemblés, il était si profondément engagé dans la voie du guerrier qu’il tenait pour acquis le fait que, sans aucun effort manifeste de la part de quiconque, ils s’étaient avérés être des répliques parfaites des guerriers du parti de son bienfaiteur. La similitude de leurs goûts, aversions, affiliations, etc., n’était pas le résultat de l’imitation ; don Juan a dit qu’ils appartenaient, comme la règle l’avait énoncé, à des blocs spécifiques de personnes qui avaient les mêmes entrées et sorties. Les seules différences entre les membres du même bloc résidaient dans le ton de leurs voix, le son de leurs rires.
En essayant de m’expliquer les effets que l’interaction avec les guerriers de son bienfaiteur avait eus sur lui, don Juan a abordé le sujet de la différence très significative entre son bienfaiteur et lui-même dans la manière dont ils interprétaient la règle, et aussi dans la manière dont ils dirigeaient et enseignaient aux autres guerriers à l’accepter comme une carte. Il a dit qu’il existe deux types d’interprétations – universelle et individuelle. Les interprétations universelles prennent les déclarations qui composent le corps de la règle au pied de la lettre. Un exemple serait de dire que l’Aigle ne se soucie pas des actions de l’homme et pourtant il a fourni à l’homme un passage vers la liberté.
Une interprétation individuelle, d’autre part, est une conclusion actuelle à laquelle parviennent les voyants en utilisant les interprétations universelles comme prémisses. Un exemple serait de dire qu’en raison du manque d’intérêt de l’Aigle, je devrais m’assurer que mes chances d’atteindre la liberté sont améliorées, peut-être par mon propre dévouement.
Selon don Juan, lui et son bienfaiteur étaient assez différents dans les méthodes qu’ils utilisaient pour diriger leurs pupilles. Don Juan a dit que le mode de son bienfaiteur était la sévérité ; il dirigeait d’une main de fer, et suivant sa conviction qu’avec l’Aigle les dons gratuits sont hors de question, il ne faisait jamais rien pour personne de manière directe. Au lieu de cela, il aidait activement tout le monde à s’aider soi-même. Il considérait que le don de liberté de l’Aigle n’est pas une faveur mais une chance d’avoir une chance.
Don Juan, bien qu’il ait apprécié les mérites de la méthode de son bienfaiteur, n’était pas d’accord avec elle. Plus tard, quand il fut seul, il a vu lui-même que cela gaspillait un temps précieux. Pour lui, il était plus expédient de présenter à chacun une situation donnée et de les forcer à l’accepter, plutôt que d’attendre qu’ils soient prêts à y faire face par eux-mêmes. C’était sa méthode avec moi et les autres apprentis.
L’exemple dans lequel cette différence de leadership a eu le plus d’importance pour don Juan a été lors de l’interaction obligatoire qu’il a eue avec les guerriers de son bienfaiteur. Le commandement de la règle était que son bienfaiteur devait trouver pour don Juan d’abord une femme Nagual, puis un groupe de quatre femmes et quatre hommes pour constituer son parti de guerriers. Son bienfaiteur a vu que don Juan n’avait pas encore assez de pouvoir personnel pour assumer la responsabilité d’une femme Nagual, et il a donc inversé la séquence et a demandé aux femmes de son propre groupe de trouver d’abord à don Juan les quatre femmes, puis les quatre hommes.
Don Juan a avoué qu’il était fasciné par l’idée d’une telle inversion. Il avait compris que ces femmes étaient à son usage, et dans son esprit, cela signifiait un usage sexuel. Sa chute, cependant, a été de révéler ses attentes à son bienfaiteur, qui a immédiatement mis don Juan en contact avec les hommes et les femmes de son propre parti et l’a laissé seul pour interagir avec eux.
Pour don Juan, rencontrer ces guerriers a été une véritable épreuve, non seulement parce qu’ils étaient délibérément difficiles avec lui, mais parce que la nature de cette rencontre est censée être une percée.
Don Juan a dit que l’interaction dans la conscience du côté gauche ne peut avoir lieu que si tous les participants partagent cet état. C’est pourquoi il ne nous laissait pas entrer dans la conscience du côté gauche, sauf pour poursuivre notre interaction avec ses guerriers. C’était la procédure que son bienfaiteur avait suivie avec lui.
Don Juan m’a donné un bref compte rendu de ce qui s’était passé lors de sa première rencontre avec les membres du groupe de son bienfaiteur. Son idée était que je pourrais peut-être utiliser son expérience comme un exemple de ce à quoi m’attendre. Il a dit que le monde de son bienfaiteur avait une régularité magnifique. Les membres de son parti étaient des guerriers indiens de tout le Mexique. Au moment où il les a rencontrés, ils vivaient dans une région montagneuse reculée du sud du Mexique.
En arrivant à leur maison, don Juan a été confronté à deux femmes identiques, les plus grandes femmes indiennes qu’il ait jamais vues. Elles étaient maussades et méchantes, mais avaient des traits très agréables. Quand il a essayé de passer entre elles, elles l’ont coincé entre leurs énormes ventres, lui ont attrapé les bras et ont commencé à le frapper. Elles l’ont jeté à terre et se sont assises sur lui, manquant de lui écraser la cage thoracique. Elles l’ont maintenu immobilisé pendant plus de douze heures pendant qu’elles menaient des négociations sur place avec son bienfaiteur, qui a dû parler sans interruption toute la nuit, jusqu’à ce qu’elles laissent finalement don Juan se lever vers le milieu de la matinée. Il a dit que ce qui l’avait le plus effrayé, c’était la détermination qui se lisait dans les yeux de ces femmes. Il a cru que c’en était fait de lui, qu’elles allaient s’asseoir sur lui jusqu’à ce qu’il meure, comme elles l’avaient dit.
Normalement, il aurait dû y avoir une période d’attente de quelques semaines avant de rencontrer le prochain groupe de guerriers, mais en raison du fait que son bienfaiteur prévoyait de le laisser au milieu d’eux, don Juan a été immédiatement emmené rencontrer les autres. Il a rencontré tout le monde en une journée et tous l’ont traité comme de la saleté. Ils ont soutenu qu’il n’était pas l’homme de la situation, qu’il était trop grossier et bien trop stupide, jeune mais déjà sénile dans ses manières. Son bienfaiteur a brillamment plaidé en sa défense ; il leur a dit qu’ils pouvaient changer ces conditions, et que ce devrait être un plaisir ultime pour eux et pour don Juan de relever ce défi.
Don Juan a dit que sa première impression était la bonne. Pour lui, il n’y avait que du travail et des difficultés à partir de ce moment-là. Les femmes ont vu que don Juan était indiscipliné et qu’on ne pouvait pas lui faire confiance pour accomplir la tâche complexe et délicate de diriger quatre femmes. Comme elles étaient elles-mêmes des voyantes, elles ont fait leur propre interprétation individuelle de la règle et ont décidé qu’il serait plus utile pour don Juan d’avoir d’abord les quatre guerriers masculins, puis les quatre femmes. Don Juan a dit que leur vision avait été correcte, car pour traiter avec des guerrières, un Nagual doit être dans un état de pouvoir personnel consommé, un état de sérénité et de contrôle dans lequel les sentiments humains jouent un rôle minime, un état qui à l’époque était inconcevable pour lui.
Son bienfaiteur l’a mis sous la supervision directe de ses deux femmes de l’ouest, les guerrières les plus féroces et les plus intransigeantes de toutes. Don Juan a dit que toutes les femmes de l’ouest, conformément à la règle, sont folles à lier et doivent être prises en charge. Sous la contrainte du rêve et de la traque, elles perdent leur côté droit, leur esprit. Leur raison se consume facilement du fait que leur conscience du côté gauche est extraordinairement aiguë. Une fois qu’elles ont perdu leur côté rationnel, elles sont des rêveuses et des traqueuses sans pareil, car elles n’ont plus de lest rationnel pour les retenir.
Don Juan a dit que ces femmes l’avaient guéri de sa luxure. Pendant six mois, il a passé la plupart de son temps dans un harnais suspendu au plafond de leur cuisine rurale, comme un jambon qu’on fume, jusqu’à ce qu’il soit complètement purifié des pensées de gain et de gratification personnelle.
Don Juan a expliqué qu’un harnais en cuir est un superbe dispositif pour guérir certaines maladies qui ne sont pas physiques. L’idée est que plus une personne est suspendue haut et plus longtemps elle est empêchée de toucher le sol, se balançant en l’air, meilleures sont les possibilités d’un véritable effet de nettoyage.
Pendant qu’il était nettoyé par les guerrières de l’ouest, les autres femmes s’occupaient de trouver les hommes et les femmes pour son parti. Il a fallu des années pour accomplir cela. Pendant ce temps, don Juan a été forcé d’interagir seul avec tous les guerriers de son bienfaiteur. La présence de ces guerriers et son contact avec eux étaient si accablants pour don Juan qu’il croyait ne jamais s’en sortir. Le résultat a été son adhésion totale et littérale au corps de la règle. Don Juan a dit qu’il a passé un temps irremplaçable à méditer sur l’existence d’un passage réel vers l’autre monde. Il considérait une telle préoccupation comme un écueil à éviter à tout prix. Pour m’en protéger, il a permis que l’interaction requise avec les membres de son groupe se déroule pendant que j’étais protégé par la présence de la Gorda ou de l’un des autres apprentis.
Dans mon cas, rencontrer les guerriers de don Juan a été le résultat final d’un long processus. Il n’en a jamais été question dans les conversations informelles avec don Juan. Je ne connaissais leur existence que par inférence de la règle, qu’il me révélait par épisodes. Plus tard, il a admis qu’ils existaient, et que je devrais éventuellement les rencontrer. Il m’a préparé à la rencontre en me donnant des instructions générales et des indications.
Il m’a mis en garde contre une erreur commune, celle de surestimer la conscience du côté gauche, de se laisser éblouir par sa clarté et son pouvoir. Il a dit qu’être dans la conscience du côté gauche ne signifie pas que l’on est immédiatement libéré de sa folie – cela signifie seulement une capacité de perception étendue, une plus grande facilité à comprendre et à apprendre, et surtout, une plus grande capacité à oublier.
Alors que le moment approchait pour moi de rencontrer les propres guerriers de don Juan, il m’a donné une description sommaire du parti de son bienfaiteur, encore une fois comme une ligne directrice pour mon propre usage. Il a dit qu’aux yeux d’un observateur, le monde de son bienfaiteur pouvait apparaître à certains moments comme étant constitué de quatre foyers. Le premier était formé par les femmes du sud et le courrier du Nagual ; le deuxième par les femmes de l’est, l’érudit et un courrier masculin ; le troisième par les femmes du nord, l’homme d’action et un autre courrier masculin ; et le quatrième par les femmes de l’ouest, l’homme en coulisses et un troisième courrier masculin.
À d’autres moments, ce monde pouvait sembler être composé de groupes. Il y avait un groupe de quatre hommes plus âgés, complètement dissemblables, qui étaient le bienfaiteur de don Juan et ses trois guerriers masculins. Puis un groupe de quatre hommes qui se ressemblaient beaucoup, qui étaient les courriers. Un groupe composé de deux ensembles de jumelles apparemment identiques qui vivaient ensemble et étaient les femmes du sud et de l’est.
Et deux autres ensembles de sœurs apparentes, qui étaient les femmes du nord et de l’ouest.
Aucune de ces femmes n’était parente – elles se ressemblaient simplement à cause de l’énorme quantité de pouvoir personnel que possédait le bienfaiteur de don Juan. Don Juan a décrit les femmes du sud comme étant deux mastodontes, d’apparence effrayante mais très amicales et chaleureuses. Les femmes de l’est étaient très belles, fraîches et drôles, un vrai délice pour les yeux et les oreilles. Les femmes du nord étaient absolument féminines, vaniteuses, coquettes, préoccupées par leur vieillissement, mais aussi terriblement directes et impatientes. Les femmes de l’ouest étaient parfois folles, et d’autres fois, elles étaient l’incarnation de la sévérité et du but. C’étaient celles qui dérangeaient le plus don Juan, car il ne pouvait pas concilier le fait qu’elles étaient si sobres, gentilles et serviables avec le fait qu’à tout moment, elles pouvaient perdre leur sang-froid et être folles furieuses.
Les hommes, en revanche, n’étaient en aucune façon mémorables pour don Juan. Il pensait qu’il n’y avait rien de remarquable chez eux. Ils semblaient avoir été complètement absorbés par la force choquante de la détermination des femmes et par la personnalité écrasante de son bienfaiteur.
En ce qui concerne son propre éveil, don Juan a dit qu’en étant projeté dans le monde de son bienfaiteur, il a réalisé à quel point il avait été facile et pratique pour lui de traverser la vie sans aucune retenue. Il a compris que son erreur avait été de croire que ses objectifs étaient les seuls qui valaient la peine pour un homme. Toute sa vie, il avait été un pauvre ; son ambition dévorante était donc d’avoir des biens matériels, d’être quelqu’un. Il avait été si préoccupé par son désir de réussir et son désespoir de ne pas y parvenir, qu’il n’avait eu le temps d’examiner quoi que ce soit. Il s’était volontiers rangé du côté de son bienfaiteur parce qu’il avait réalisé qu’on lui offrait une opportunité de faire quelque chose de lui-même. Si rien d’autre, il pensait qu’il pourrait apprendre à être un sorcier. Il a conçu que l’immersion dans le monde de son bienfaiteur pourrait avoir sur lui un effet analogue à l’effet de la conquête espagnole sur la culture indienne. Elle a tout détruit, mais elle a aussi forcé un examen de soi bouleversant.
Ma réponse aux préparatifs pour rencontrer le parti de guerriers de don Juan n’a pas été, étrangement, la crainte ou la peur, mais une préoccupation intellectuelle mesquine concernant deux sujets. Le premier était la proposition qu’il n’y a que quatre types d’hommes et quatre types de femmes dans le monde. J’ai argumenté avec don Juan que la gamme de variations individuelles chez les gens est trop grande pour un schéma aussi simple. Il n’était pas d’accord avec moi. Il a dit que la règle était finale, et qu’elle ne permettait pas un nombre indéfini de types de personnes.
Le deuxième sujet était le contexte culturel du savoir de don Juan. Il ne le savait pas lui-même. Il le considérait comme le produit d’une sorte de pan-indianisme. Sa conjecture sur son origine était qu’à une époque, dans le monde indien avant la conquête, la manipulation de la seconde attention s’était viciée. Elle s’était développée sans aucune entrave pendant peut-être des milliers d’années, au point qu’elle avait perdu sa force. Les praticiens de cette époque n’avaient peut-être pas eu besoin de contrôles, et donc sans retenue, la seconde attention, au lieu de devenir plus forte, était devenue plus faible en vertu de sa complexité accrue. Puis les envahisseurs espagnols sont arrivés et, avec leur technologie supérieure, ont détruit le monde indien. Don Juan a dit que son bienfaiteur était convaincu que seule une poignée de ces guerriers avaient survécu et avaient été capables de rassembler leur savoir et de rediriger leur chemin. Tout ce que don Juan et son bienfaiteur savaient sur la seconde attention était la version restructurée, une nouvelle version qui avait des contraintes intégrées parce qu’elle avait été forgée dans les conditions de suppression les plus dures.
(Carlos Castaneda, Le Don de l’Aigle)