La Mort est un Conseiller

Mercredi 25 janvier 1961

« M’enseignerez-vous un jour la connaissance du peyotl ? »

Il ne me répondit pas, et comme bien d’autres fois il me dévisagea comme si j’étais fou à lier. Chaque fois que j’avais mentionné le sujet, il fronçait les sourcils et hochait la tête, geste ni d’affirmation ni de négation mais plutôt de désespoir et d’incrédulité. Brusquement il se leva. Nous étions assis par terre devant sa maison. D’un geste presque imperceptible du chef, il m’invita à le suivre. Nous allâmes vers le sud, dans le désert de broussailles. À plusieurs reprises et sans cesser d’avancer il répéta qu’il me fallait devenir conscient de l’inutilité de ma propre-importance et de mon histoire personnelle. Se tournant vers moi il déclara soudain :

« Tes amis, ceux qui te connaissent depuis longtemps, tu dois les quitter au plus vite. »

Je pensai qu’il était fou, et que son insistance était stupide, mais je ne dis rien. Après une longue marche nous fîmes un arrêt. J’allais m’asseoir pour me reposer lorsqu’il m’ordonna de m’avancer vingt mètres plus loin et là de parler à haute et intelligible voix à un bouquet de plantes. Je me sentis plein d’appréhension et de malaise. Cette étrange demande dépassait ce que je pouvais supporter, aussi lui déclarai-je que je n’arrivais pas à parler aux plantes, que je me sentais ridicule. Il remarqua que le sentiment de ma propre-importance demeurait vraiment incroyable. Il sembla avoir pris une soudaine décision, car il déclara que tant que je ne me sentirais pas à l’aise je ne devrais pas tenter de le faire, parler aux plantes devait être très naturel.
« Tu veux apprendre ce qui les concerne, et néanmoins tu ne veux faire aucun effort », m’accusa-t-il. « Que veux-tu donc ? »

J’expliquai que je désirais des informations adéquates sur les plantes, ce pourquoi je lui avais demandé de devenir mon informateur, et proposé même rémunération pour son temps et sa peine.

« Vous devriez accepter l’argent, plaidai-je. Ainsi nous nous sentirions plus à l’aise. Je pourrais vous poser toutes les questions que je désire vous poser puisque vous travailleriez pour moi, et en revanche je vous payerais. Qu’en pensez-vous ? »

Il me dévisagea dédaigneusement, et de sa bouche jaillit un son obscène qu’il produisit en soufflant fortement entre sa langue et sa lèvre pour les faire vibrer toutes deux. « Voilà ce que j’en pense ! » et, me voyant saisi de surprise, il fut envahi d’un fou rire hystérique. Il me fallait me rendre à l’évidence, il était difficile de discuter avec cet homme. Malgré son âge, il débordait de vie et révélait une force incroyable. J’avais cru que son âge même en ferait un parfait informateur. Les vieillards, trop faibles pour faire autre chose que parler, devaient être selon moi les meilleurs informateurs. Lui, cependant, se révélait un piètre auxiliaire. D’ailleurs il devenait intolérable et dangereux. L’ami qui nous avait réunis s’était montré bon juge, il s’agissait d’un vieil Indien excentrique et bien qu’il ne fût pas bourré à mort la plupart du temps, il était fou à lier, chose pire encore. Ce terrible doute et cette appréhension n’avaient rien de nouveau, mais ils resurgissaient alors même que je croyais les avoir dominés, car je n’avais pas eu de peine à me convaincre de mon désir de le revoir. Étais-je moi aussi un peu cinglé puisque j’appréciais sa compagnie? Son idée que le sentiment que j’avais de ma propre-importance constituait un obstacle majeur m’avait fortement frappé. Cependant tout cela ne me semblait qu’un exercice intellectuel de ma part, puisque dès l’instant où je retrouvais sa bizarre façon d’agir je plongeais à nouveau dans un gouffre d’appréhension; et alors je n’éprouvais plus qu’un seul besoin, m’enfuir.

J’avançai l’idée que le fait d’être tellement différents nous interdisait toute possibilité d’entente.
« L’un de nous deux doit changer », dit-il en gardant les yeux au sol. « Et tu sais pertinemment qui. »

Il se mit à fredonner un air populaire mexicain, et soudain releva la tête pour me regarder. Ses yeux étaient pleins de feu et de violence. Je voulus tourner la tête ou baisser les paupières, mais à mon extrême surprise je n’arrivais pas à me détacher de son regard. Il me demanda de lui dire ce que j’avais vu dans ses yeux. Je répondis que je n’avais rien vu, mais il insista sur la nécessité d’exprimer ce que ce regard suscitait en moi. Ce fut délicat de lui faire comprendre que ses yeux n’avaient fait qu’augmenter mon embarras et que son regard me mettait mal à l’aise. Il ne se contenta pas d’une telle réponse, son regard demeurait inchangé. Il ne s’agissait pas d’un regard franchement méchant ou menaçant, mais plutôt d’un regard mystérieux et déplaisant. De toute façon je supportais mal que l’on me regarde droit dans les yeux. Il voulut savoir s’il n’évoquait pas pour moi un oiseau.

« Un oiseau », m’exclamai-je.
Il pouffa de rire à la manière d’un enfant et me libéra de son regard.

« Oui », dit-il avec douceur. « Un oiseau, un très drôle d’oiseau. »
Tout en m’ordonnant de tenter de me souvenir il me fixa à nouveau. Avec une extraordinaire insistance il déclara qu’il « savait » que j’avais déjà vu ce regard.

Le vieux me provoquait; je le savais, car chaque fois qu’il ouvrait la bouche c’était pour contrer mon sincère désir d’honnêteté. Je lui jetai un coup d’œil plutôt hostile. Au lieu de s’irriter il éclata de rire. Il claqua de la main sur ses cuisses et hurla comme s’il montait un cheval sauvage. Enfin il reprit son sérieux et déclara qu’il devenait extrêmement important de ne pas m’opposer à son action et de me souvenir de ce curieux oiseau.
« Regarde dans mes yeux », précisa-t-il.

Il en émanait une intensité extraordinaire mêlée de quelque chose que je sentais avoir déjà vu sans toutefois pouvoir le définir. Je réfléchis, et soudain je sus: ce n’étaient ni la forme des yeux ni celle de sa tête mais la froide audace du regard qui me rappelait celui d’un faucon. À l’instant même de cette découverte il me regardait de biais, et je connus un bref moment de chaos. Je crus avoir réellement vu un faucon à sa place. L’image fut instantanée, et trop irrité je n’y prêtai que peu d’attention. Bouleversé, je déclarai que j’avais aperçu en un éclair une tête de faucon à la place de la sienne. Il eut une nouvelle crise de rire.

Je connais bien le regard des faucons. Enfant, je les chassais avec l’approbation et l’encouragement de mon grand-père qui, éleveur de poules, les considérait comme des ennemis personnels. Les tirer n’était pas simplement normal, mais surtout « bon ». Et jusqu’à ce moment j’avais oublié que des années durant leur regard audacieux m’avait hanté. Il s’agissait d’un souvenir enfoui si loin dans le passé qu’il s’y était perdu.
« Autrefois, je chassais les faucons », dis-je.

« Je sais », répondit-il tout naturellement.

Son ton d’absolue certitude me fit rire. Je retrouvais là son habituelle absurdité. Il allait jusqu’à prétendre qu’il savait parfaitement ce que la chasse aux faucons avait été pour moi. Il m’écœurait.

« Pourquoi te mettre dans une telle colère ? » demanda-t-il avec un intérêt sincère.

Je n’en savais rien. Il procéda selon sa méthode habituelle d’investigation. Il me demanda de le regarder et de lui dire ce que me rappelait ce « curieux oiseau ». Je refusai et déclarai avec mépris que je n’avais rien à dire. Mais aussitôt j’éprouvai le besoin irrésistible de lui demander comment il savait que j’avais chassé les faucons. Au lieu de me répondre il recommença à critiquer mon attitude. Selon lui, j’étais un bonhomme violent susceptible de « montrer les dents » à la moindre occasion. Je m’insurgeai; au contraire je pensais être plutôt sympathique et facile à vivre, et c’est à lui qu’incombait la responsabilité d’avoir suscité ma colère par ses mots et ses actes imprévisibles.
« Pourquoi la colère ? »

Je me repris. Je n’avais vraiment pas la moindre raison d’être en colère contre lui. À nouveau il voulut que je le regarde dans les yeux pour lui raconter quelque chose sur cet « étrange faucon ». Il venait de changer d’expression puisque jusqu’à présent il avait toujours parlé de « très drôle d’oiseau ». Ce changement affecta mon humeur, tout d’un coup la tristesse m’envahit. Il ferma ses paupières pour ne laisser ouvertes que deux minces fentes, et d’un ton théâtral déclara qu’il « voyait » un très étrange faucon. Par trois fois il répéta la même chose, comme s’il voyait effectivement un faucon devant lui.
« Ne t’en souviens-tu pas ? »

Cela n’éveillait aucun souvenir en moi.
« Qu’y a-t-il donc de si étrange avec ce faucon ? » demandai-je.
« C’est toi qui dois me le dire », répliqua-t-il.
Je n’avais pas la moindre idée de ce dont il parlait; comment aurais-je pu lui répondre ?
« Ne te bats pas contre moi. Combats ta mollesse, et souviens-toi. »

De tout mon cœur je tentai de savoir où il voulait en venir, mais je n’eus même pas l’idée de chercher à me souvenir d’un événement du passé qui aurait été lié à sa question.
« Une fois, tu as vu beaucoup d’oiseaux », intervint-il comme pour me proposer une piste.
Je lui expliquai que j’avais passé mon enfance dans une ferme et chassé des centaines d’oiseaux. Il répliqua que, dans ce cas, je ne devais pas avoir de peine à me souvenir de tous les drôles d’oiseaux que je chassais. De son regard fixé sur moi émanait une sorte d’interrogation, comme s’il venait de me livrer la dernière pièce de puzzle.
« J’en ai chassé tellement qu’il m’est impossible de me souvenir de quelque chose en particulier. »

« Cet oiseau est très particulier », dit-il dans un murmure. « Cet oiseau est un faucon. »

À nouveau je m’efforçai de découvrir où il voulait en venir. Se moquait-il de moi? Pouvait-il être sérieux? Un long moment s’écoula, puis il insista une fois de plus. Je devais tenter de me rappeler. Il s’avérait inutile de s’opposer à son jeu, alors autant s’y prêter.

« S’agit-il d’un faucon que j’aurais chassé ? »
« Oui », laissa-t-il tomber dans un murmure, en gardant les yeux clos.
« Donc c’était au cours de mon enfance ? »

« Oui. »
« Mais vous dites que vous voyez un faucon devant vous. »

« Oui. Je le vois. »
« Que voulez-vous donc me faire ? »
« J’essaie de te faire souvenir. »

« Mais de quoi, nom d’un chien ? »
« D’un faucon rapide comme l’éclair », répondit-il en me regardant droit dans les yeux. Je sentis mon cœur s’arrêter.
« Maintenant, regarde-moi. »

Mais je n’en fis rien. Sa voix me parvenait très assourdie. Un prodigieux souvenir s’emparait de moi : le faucon blanc ! Tout commença le lendemain du jour où mon grand-père compta ses poulets, des poulets au plumage blanc. De manière déconcertante et régulière il en disparaissait. Il établit une surveillance attentive et après bien des jours d’observation soutenue il vit enfin un immense oiseau blanc s’envoler avec un petit poulet dans ses serres. C’était un oiseau rapide et qui apparemment connaissait son chemin. Il s’était glissé entre les arbres, avait saisi un poulet et s’enfuyait par un passage entre deux branches, tout cela si rapidement que mon grand-père avait à peine pu le voir; mais je l’avais bien suivi des yeux et sans l’ombre d’un doute je savais qu’il s’agissait d’un faucon. Dans ce cas, précisa mon grand-père, il s’agissait d’un faucon blanc. Nous partîmes en campagne contre ce faucon albinos, et par deux fois je crus l’avoir. Il dut abandonner sa proie mais réussit à m’échapper. Il volait trop rapidement pour moi. Il devait être intelligent puisqu’il ne revint plus jamais.

Si mon grand-père ne m’avait pas poussé à le chasser, j’aurais certainement oublié cet oiseau. Pendant deux mois je le poursuivis partout dans la vallée où nous habitions. Ainsi j’appris à connaître toutes ses habitudes, et presque intuitivement j’en arrivai à deviner son itinéraire de vol. Malgré tout il me surprenait chaque fois par la soudaineté de sa présence et la célérité de son vol. À chacune de nos rencontres je pouvais me vanter de l’avoir empêché de saisir sa proie, mais jamais je ne réussis à l’attraper. Au cours des deux mois de cette chasse curieuse, je ne fus vraiment proche du faucon albinos qu’une seule fois. L’ayant poursuivi toute la journée, je m’allongeai sous un eucalyptus pour me reposer, et je m’endormis. Soudain le cri d’un faucon me réveilla. Je vis un oiseau blanc perché au sommet de l’arbre, notre faucon blanc. La chasse prenait fin. Il allait être difficile de tirer, car j’étais couché sur le dos et l’oiseau regardait dans la direction opposée. Il y eut un souffle de vent, j’en profitai pour lever ma carabine. Je voulais attendre le moment où il se retournerait ou celui où il s’envolerait. Mais il restait immobile. Pour avoir un meilleur angle de tir j’aurais dû me déplacer, mais vu la rapidité de cet oiseau il valait mieux ne pas bouger et attendre le moment favorable. C’est ce que je fis. Cela dura longtemps, très longtemps. Que se passa-t-il? Peut-être cette interminable attente influa-t-elle sur moi. Ou alors ce fut l’isolement de l’endroit, le fait d’être seul avec l’oiseau, mais à un moment donné un frisson parcourut mon échine et sans même réfléchir je me levai et partis. Je ne me souciai pas de savoir si le faucon s’envolait, je ne le regardai pas. Jamais je n’avais attaché une importance quelconque à cet événement, et pourtant ne pas avoir tiré cet oiseau était de ma part un acte étrange. J’avais tiré des dizaines de faucons; à la ferme de mon grand-père chasser les oiseaux ou n’importe quel animal était chose courante. Don Juan demeura attentif pendant tout mon récit. Je lui demandai:

« Comment connaissez-vous cette histoire du faucon blanc ? »
« Je l’ai vue. »
« Où donc ? »
« Là, juste devant toi. »

Je n’avais plus aucune envie de discuter.
« Que signifie tout cela, don Juan ? »

« Un oiseau tel que celui-là constituait un présage », dit-il, « et ne pas l’avoir tiré avait été la seule et la meilleure chose à faire. »
« Ta mort te donna un petit avertissement », continua-t-il d’un air mystérieux. « Elle se signale toujours par un frisson. »
« De quoi parlez-vous ? » dis-je nerveusement.

Ses effrayantes déclarations me mettaient les nerfs à fleur de peau.
« Tu connais bien les oiseaux. Tu en as trop tué. Tu sais aussi attendre. Pendant des heures tu as attendu. Je sais cela. Je le vois. »

Un émoi considérable m’agita. Ce qui m’ennuyait le plus était, pensai-je, sa constante certitude. Je ne pouvais absolument pas supporter sa sûreté dogmatique lorsqu’il évoquait ma propre vie, surtout à propos d’aspects dont moi-même je n’étais pas certain. Cela me préoccupait tant que je ne le vis pas se pencher vers moi, si ce n’est au moment où il murmura à mon oreille quelque chose que je ne compris pas. Il répéta. Il me demandait de me retourner sans me presser, tout naturellement, et d’observer un rocher à ma gauche. Il ajouta que ma mort s’y trouvait, qu’elle me regardait, et que si à son signe je me tournais je serais peut-être capable de l’apercevoir. Des yeux il me fit le signal. Je me retournai et crus voir, en un éclair, quelque chose sur le rocher. Un frisson secoua mon corps tout entier. Une contraction involontaire tordit les muscles de mon abdomen, et une décharge, un spasme, me traversa. Un moment plus tard je repris mon calme. Pour m’expliquer le fait d’avoir aperçu une ombre le temps d’un éclair, je me dis que j’avais été victime d’une illusion d’optique due au brusque mouvement de ma tête.
« La mort est notre éternel compagnon », déclara don Juan avec un sérieux évident. « Elle est toujours à notre gauche, à une longueur de bras. Pendant que tu observais le faucon, elle te regardait, elle murmurait à ton oreille, et exactement comme maintenant tu as éprouvé un frisson. Elle t’a observé, ainsi en sera-t-il jusqu’au jour où elle te touchera. »

Il étendit le bras, me toucha légèrement à l’épaule et au même instant émit un claquement de langue. Le résultat fut foudroyant, je fus pris d’une envie de vomir.
« Tu es ce garçon qui traquait le gibier et patiemment attendait. Tout comme la mort. Tu sais bien qu’elle est là, à ta gauche, exactement comme tu étais à gauche du faucon blanc. »

Ses mots, par leur étrange puissance, me plongèrent dans une terreur incontrôlable; je n’avais pas d’autre défense que de m’obliger à écrire tout ce qu’il disait.
« Comment peut-on se sentir tellement important quand on sait que la mort nous traque ? » dit-il. Sa question ne réclamait pas ma réponse, je le sentais, et de toute façon jamais je n’aurais pu desserrer mes dents.
« Lorsque tu t’impatientes, tourne-toi simplement vers ta gauche et demande un conseil à la mort. Tout ce qui n’est que mesquineries s’oublie à l’instant où la mort s’avance vers toi, ou quand tu l’aperçois d’un coup d’œil, ou seulement quand tu as l’impression que ce compagnon est là, t’observant sans cesse. »

Il se pencha à nouveau vers moi pour me confier à mi-voix que si je me tournais à son signal je pourrais une fois encore voir ma mort sur le rocher. Des yeux il lança un signe presque imperceptible, mais je n’osai bouger. Je lui lâchai d’un trait que je croyais sans peine tout ce qu’il avançait, et qu’il n’avait pas besoin d’insister car j’étais terrifié. Un rire tonitruant jaillit du tréfonds de son ventre.

« Tu es bourré de saloperies! s’exclama-t-il. La mort est le seul conseiller valable que nous ayons. Chaque fois que tu crois – et pour toi c’est permanent – que tout va mal et que tu vas être détruit, alors tourne-toi vers ta mort et demande-lui si tu as raison. Ta mort te dira que tu as tort, que rien n’est important à l’exception de son contact. Et ta mort ajoutera: je ne t’ai pas encore touché. »

Il secoua sa tête, il semblait attendre une réponse. Elle ne vint pas. Mes pensées volaient à ras de terre. Il venait de porter un coup sérieux à mon amour-propre. À la lumière de ma mort, être ennuyé par sa présence apparaissait comme une monstrueuse petitesse de ma part. Je sentais qu’il était parfaitement conscient de mon changement d’humeur. Il avait tourné le vent en sa faveur. Il sourit et se mit à fredonner un air mexicain.
« Oui », dit-il après un long silence, « l’un de nous deux doit changer, et très vite. L’un de nous deux doit apprendre que la mort est le chasseur, et qu’elle est toujours à sa gauche. L’un de nous deux doit demander à la mort de le conseiller et laisser tomber toutes les mesquineries courantes des hommes qui vivent leur vie comme si la mort n’allait jamais les toucher. »

Une heure s’écoula en silence, puis nous reprîmes notre marche. Nous déambulâmes pendant plusieurs heures dans le désert. Je ne le questionnai pas sur la raison de cette errance, elle importait peu. D’une certaine manière il m’avait permis de retrouver une sensation de mon passé, quelque chose de presque totalement oublié : le simple plaisir d’errer sans y attacher un quelconque but intellectuel. J’aurais bien voulu qu’il me laisse jeter un coup d’œil sur ce que j’avais entrevu perché sur le rocher.
« Laissez-moi voir cette ombre une fois de plus. »

« C’est de ta mort que tu parles, n’est-ce pas ? » répondit-il avec une nuance d’ironie dans la voix.

Pendant un instant je n’osai dire le mot.

« Oui. Laissez-moi voir ma mort une fois de plus. »

« Pas maintenant, tu es trop solide. »
« Qu’est-ce à dire ? »
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)

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