Dimanche 28 janvier 1962
Vers dix heures du matin don Juan revint chez lui. Il était parti au lever du soleil. Je l’accueillis. Il gloussa et tout en faisant le clown vint me serrer la main puis me salua de manière cérémonieuse.
« Nous allons partir pour un petit voyage. Tu vas nous emmener avec ta voiture jusqu’à un endroit très particulier. Là nous chercherons le pouvoir. »
Il déroula deux filets et dans chacun plaça deux gourdes de nourriture. Il les ferma et m’en tendit un.
Sans nous presser nous partîmes sur le Pan-American Highway vers le nord pendant environ six cents kilomètres, puis nous prîmes une route empierrée allant vers l’ouest. Au travers du pare-brise couvert d’insectes et de poussière je ne voyais plus rien. Je faisais des efforts pour distinguer la route dans la nuit. Je dis à don Juan qu’il me faudrait arrêter pour nettoyer le pare-brise, mais il m’ordonna de continuer à conduire ainsi même si j’en étais réduit à rouler à cinq kilomètres à l’heure et à sortir ma tête par la portière pour voir la route. Il m’expliqua que nous ne pourrions nous arrêter qu’une fois arrivés au terme de notre voyage. À un moment donné il me fit tourner à droite. Dans la nuit et à travers la poussière même les phares ne servaient pas à grand-chose. La voiture quitta la route en cahotant brusquement. J’avais eu peur de tomber dans les bas-côtés, mais ils étaient en terre dure. Penché par la portière pour tenter de voir devant moi, aussi lentement que possible j’avançai environ de cent mètres. Il me dit de stopper et ajouta que la voiture était garée ainsi derrière un gros rocher qui la cacherait. Je sortis et dans la lumière des phares déambulai avec l’intention d’examiner l’endroit car je n’avais pas la moindre idée du lieu où nous étions. Il coupa les phares et à haute voix déclara que nous n’avions pas de temps à perdre. Je devais fermer ma voiture et nous partirions sur-le-champ.
Il me tendit un des filets contenant deux gourdes. La nuit était si noire que je trébuchai et lâchai presque le tout. Doucement mais fermement don Juan m’ordonna de m’asseoir jusqu’à ce que mes yeux se soient accoutumés au noir. Au moment où je sortis de la voiture j’avais pu voir les environs assez bien, et ce qui avait tout modifié était cette nervosité particulière qui me faisait agir comme un étourdi. Tout, autour de moi, semblait briller.
« Où allons-nous ? »
« Nous allons aller dans la nuit jusqu’à un lieu très spécial. »
« Pour quoi faire ? »
« Pour découvrir si tu es ou non capable de continuer à chasser le pouvoir. »
Je voulus savoir s’il s’agissait d’un test et si en cas d’échec il continuerait à m’entretenir et à m’enseigner sa connaissance. Il m’écouta sans m’interrompre, puis déclara que ce que nous allions faire ne constituait pas un test. Nous espérions un présage. S’il ne venait pas cela voudrait dire que j’avais échoué dans ma chasse du pouvoir, et dans ce cas je serais libre de tout acte imposé, libre d’être aussi stupide que je le voudrais. Il précisa que peu importait l’issue, il demeurerait mon ami et ne cesserait jamais d’accepter de discuter en ma compagnie. D’une certaine façon je savais que j’allais échouer.
« Le présage ne viendra pas », dis-je en plaisantant. « Je le sais. J’ai un tout petit peu de pouvoir. »
Il éclata de rire et me tapota le dos gentiment.
« Ne t’inquiète pas », rétorqua-t-il. « Le présage viendra. Je le sais. J’ai plus de pouvoir que toi. »
Sa déclaration l’enchanta. Il claqua ses mains sur ses cuisses, applaudit et eut un rugissement de rire. Il fixa le filet sur mes épaules tout en m’enjoignant de marcher sur ses talons et autant que possible de placer mes pieds exactement où il avait posé les siens. Avec une insistance dramatique il chuchota :
« C’est une marche pour le pouvoir, tout compte. »
Il expliqua que si je prenais exactement ses traces je récupérerais le pouvoir qu’il dissipait en marchant. Je jetai un coup d’œil à ma montre. Il était onze heures. Il me plaça au garde-à-vous, tel un soldat, poussa ma jambe droite en avant et me demanda de rester ainsi, comme si j’avais fait un pas. Il prit place devant moi prenant exactement la même position. Il répéta que je devais marcher sur ses traces, puis il commença à marcher. En chuchotant il me confia que je devais porter toute mon attention sur ses traces et oublier tout le reste. Mes yeux ne devaient se porter ni en avant, ni sur le côté, mais uniquement au sol, là où il marchait.
Il partit d’un pas assez aisé, aussi n’eus-je aucun problème pour le suivre. Nous avancions sur une surface plutôt dure. Pendant trente mètres je le suivis parfaitement, mais j’eus un coup d’œil de côté et sur-le-champ me cognai contre lui.
Il rigola et me confia que vraiment je n’avais pas fait mal à sa cheville lorsque je l’avais cognée avec mes gros godillots, mais que si je continuais à trébucher au moins l’un de nous serait infirme avant le matin. En riant mais d’une voix basse et ferme, il déclara qu’il n’avait pas la moindre envie de se faire estropier à cause de ma stupidité et de mon manque de concentration, et que si je lui marchais encore une fois de plus dessus il me faudrait aller pieds nus.
« Je n’arrive pas à marcher sans chaussures », dis-je la voix rocailleuse.
Don Juan redoubla son rire et dut s’arrêter jusqu’à ce qu’il eût repris son souffle. À nouveau il m’assura ne pas plaisanter. Nous allions capter le pouvoir, tout devait être parfait. À la simple idée d’avoir à marcher pieds nus dans le désert j’avais des sueurs froides. En plaisantant don Juan déclara que je devais être un de ces paysans qui n’enlève même pas ses godasses pour aller se coucher. Et il avait raison ; jamais je n’avais marché pieds nus, et le désert sans chaussures eût été pour moi un calvaire.
« Ce désert suinte le pouvoir », murmura-t-il. « Il n’y a pas une seconde à perdre en timidité. »
La marche reprit. Il conserva une allure modérée. Un peu plus tard nous abordâmes une région sablonneuse. Les pieds de don Juan s’enfonçaient et laissaient une trace profonde. Nous marchâmes des heures avant qu’il fît halte. Il ne s’arrêta pas d’un coup, mais me prévint qu’il allait s’arrêter pour que je ne le heurte pas. Le terrain était alors à nouveau dur et j’avais l’impression que nous montions. Il me signala que comme la prochaine étape serait longue et sans arrêt je pouvais, si besoin était, aller dans les buissons. À ma montre il était une heure du matin.
Dix à quinze minutes plus tard il me fit mettre en position et nous partîmes. Cette partie-là fut horrible. Jamais je n’avais eu tant à me concentrer. Il allait d’un pas rapide et l’observation permanente de ses traces culmina en une tension telle qu’à un moment donné je ne me rendis plus compte que je marchais. Je ne pouvais sentir ni mes jambes ni mes pieds, c’était comme si je marchais en l’air porté par une quelconque force. Cet effort de concentration fut tel que je ne remarquai même pas l’arrivée du jour. Soudain je me rendis compte que devant moi je pouvais voir don Juan. J’apercevais nettement ses pieds et ses traces et je ne les devinais plus comme pendant toute la nuit. À un moment donné, et d’une manière surprenante, il sauta de côté et machinalement je marchai encore au moins vingt mètres. En ralentissant mes jambes s’affaiblirent et je m’effondrai. Je me tournai vers don Juan. Il m’examinait calmement. Aucun signe de fatigue ne semblait le marquer alors qu’inondé de sueur je soufflais comme un malheureux. Il me tira par le bras et me tourna en disant que pour reprendre mes forces il fallait que je m’allonge la tête vers l’est. Peu à peu je me détendis et me reposai et enfin je me sentis assez fort pour me relever. Je voulus regarder ma montre mais il posa sa main sur mon poignet pour m’en empêcher. Avec beaucoup de douceur il tourna ma tête vers l’est et dit que je n’avais absolument pas besoin de ma stupide montre, que nous étions maintenant branchés sur l’heure magique et que nous allions savoir à coup sûr si j’étais capable de continuer à poursuivre le pouvoir. J’observai les alentours. Nous étions au sommet d’une énorme colline. Je voulus m’avancer vers ce qui semblait être le bord ou une crevasse du rocher, mais il sauta pour m’attraper avant que je ne bouge. Il m’ordonna de demeurer à l’endroit même où j’étais tombé jusqu’à ce que le soleil surgisse derrière les sommets des montagnes noires non loin de nous. Il pointa l’est et attira mon attention sur un épais banc de nuages qui couvrait l’horizon. Il dit que si le vent poussait ces nuages au loin pour laisser les premiers rayons du soleil tomber sur moi, le présage serait favorable. Il me dit de rester immobile, la jambe droite en avant comme si je marchais. Je ne devais pas fixer l’horizon, mais observer sans concentrer mon regard.
Mes jambes se durcirent, mes cuisses me faisaient mal. J’étais dans une position intenable dans laquelle les muscles épuisés de mes jambes ne parvenaient pas à me maintenir. Aussi longtemps que je pus, je résistai. J’allais m’effondrer, mes jambes tremblaient sans que je pusse les contrôler, lorsque soudain don Juan me signala que tout était fini. Il m’aida à m’asseoir.
Le banc de nuages n’avait pas bougé et nous n’avions pas vu le soleil s’élever au-dessus de l’horizon.
« Dommage », se contenta-t-il de dire.
Je n’avais aucune envie de demander franchement quelles seraient les conséquences de mon échec, mais connaissant don Juan, j’étais sûr qu’il suivrait à la lettre ses présages. Et aujourd’hui il n’y en avait eu aucun. Les crampes de mes cuisses s’évanouirent et je sentis une vague de bien-être. Pour relâcher mes muscles je me mis à trotter sur place, mais gentiment don Juan me conseilla de courir jusqu’au sommet du mamelon voisin, de cueillir les feuilles d’un certain buisson et de m’en frictionner pour faire disparaître la tension musculaire. De l’endroit où nous étions je pouvais parfaitement voir un grand buisson vert et luxuriant aux feuilles luisantes d’humidité. J’avais déjà fait usage de ces feuilles sans succès, me semblait-il, mais don Juan assurait que l’effet de cette plante vraiment amie était si subtil que l’on pouvait difficilement le remarquer bien qu’elle produisît toujours le résultat attendu. En courant je descendis la colline puis grimpai l’autre. Arrivé au sommet, je sentis que l’effort avait presque été trop grand pour mes forces. J’eus de la peine à reprendre mon souffle et j’avais aussi envie de vomir. Je m’accroupis, me recroquevillai pour me détendre un peu. Alors je levai les yeux et tendis la main vers le buisson. Elle ne rencontra rien, il n’y avait rien devant moi. Je cherchai tout autour. Certain d’être là où il fallait je ne pus cependant pas y découvrir le moindre buisson qui vaguement même eût ressemblé à celui que pourtant j’avais bien vu. Ça ne pouvait être que là, de l’emplacement où m’attendait don Juan c’était le seul mamelon visible. J’abandonnai et me dirigeai vers l’autre colline. Au récit de ma méprise don Juan eut un sourire bienveillant.
« Pourquoi appelles-tu cela une méprise ? »
« Il est bien évident que le buisson n’est pas là-haut. »
« Mais cependant tu l’avais bien vu, n’est-ce pas ? »
« J’ai cru l’avoir vu. »
« Maintenant, au même endroit, que vois-tu ? »
Là où j’avais cru voir le buisson il n’y avait strictement rien. J’essayai d’expliquer que j’avais été victime d’une sorte de mirage, d’une illusion visuelle. Très fatigué j’avais cru voir une plante que j’aurais espéré voir alors qu’elle n’y était pas. Don Juan rit doucement puis me fixa du regard.
« Je ne vois là aucune méprise. La plante est là, au sommet de la colline. »
Ce fut mon tour de rire. Soigneusement j’observai l’endroit. Il n’y avait pas une seule de ces plantes en vue, donc j’avais bien été victime d’une hallucination. Très calmement don Juan s’engagea dans la descente puis me fit signe de le suivre. Nous allâmes au sommet du mamelon. Fort de ma certitude, je riais sous cape.
« Avance-toi de l’autre côté de la colline, tu y trouveras la plante. »
Je lui fis remarquer que ce flanc était resté toujours caché à nos yeux, et qu’une telle plante pourrait bien s’y trouver sans que cela veuille dire quoi que ce soit. De la tête il me fit signe de le suivre. Au lieu de passer par le sommet il s’engagea le long de la colline, et avec une prestance d’acteur et sans même le regarder il se campa devant un buisson vert. Il se tourna vers moi. Son regard était particulièrement perçant.
« Il doit y avoir par là de telles plantes par milliers », dis-je.
Sans se départir de son calme, il descendit ce flanc de colline devant moi. Partout nous cherchâmes un buisson de même espèce, en vain jusqu’à environ un demi-kilomètre de là. Sans un mot don Juan me ramena au sommet de la première colline, puis après un court arrêt me guida dans la direction opposée. Malgré une recherche attentive nous ne trouvâmes que deux de ces buissons à plus d’un kilomètre de là. Poussant ensemble ils tranchaient par leur vert foncé et par leur luxuriance sur la végétation environnante. Don Juan m’observait sans un sourire. J’ignorai que penser de toute cette affaire.
« Voilà un bien étrange présage », dit-il.
En prenant un itinéraire complètement différent, nous retournâmes au sommet de la première colline. Sans aucun doute il avait choisi un chemin différent pour me confirmer la rareté de ces plantes. De fait, nous n’en vîmes pas une seule. Une fois au sommet nous nous assîmes. Dans le silence don Juan déballa une des gourdes.
« Une fois que tu auras mangé, tu te sentiras mieux. »
Son plaisir se signalait par une expression rayonnante pendant qu’il me tapotait la tête. Je me sentais perplexe, ces événements me gênaient, mais ma fatigue et ma faim m’interdirent d’épiloguer plus longuement sur ce problème. Une fois rassasié, le sommeil me gagna. Don Juan me demanda de me servir de la technique consistant à regarder sans concentrer mon regard pour découvrir une place adéquate au sommet de la colline où j’avais aperçu ce buisson. Je choisis un endroit. Don Juan ramassa les débris répandus au sol de façon à éclaircir un cercle d’un diamètre voisin de ma taille. Il déposa ceux-ci à la périphérie, puis en se servant de branches vertes il balaya l’intérieur du cercle sans même toucher le sol. Il faisait les gestes du balayeur. Ensuite il enleva tous les cailloux pour, après les avoir méticuleusement triés par taille, en faire deux tas d’un nombre égal au centre du cercle.
« Que faites-vous avec ces cailloux ? »
« Ce ne sont pas des cailloux. Ce sont des ficelles. Elles vont tenir ta place en suspens. »
Il prit les petits cailloux et les plaça à intervalles réguliers à la circonférence du cercle. Il fit usage d’un bâton pour, à la façon d’un maçon, les enfoncer fermement dans le sol. Il m’interdit de pénétrer dans ce cercle mais me dit de regarder sa manière de procéder. Il compta dix-huit cailloux dans un sens rétrograde.
« Maintenant cours jusqu’en bas de la colline et attends. Je viendrai au bord pour vérifier que tu es à l’endroit voulu.
« Qu’allez-vous faire ? »
« Je vais te lancer chacune de ces ficelles », dit-il en désignant la pile de gros cailloux. « Et chaque fois tu devras les placer au sol ainsi que j’ai fait et à l’endroit que je t’indiquerai.
« Fais très attention. Lorsqu’on a affaire au pouvoir, il faut être parfait. Les erreurs sont fatales. Chacune d’entre elles est une ficelle qui pourrait nous détruire si nous la laissons libre. Par conséquent pas une seule faute n’est permise. Fixe ton regard à l’endroit où je lancerai la ficelle. Si n’importe quoi te distrait, elle deviendra un simple caillou que tu ne pourras même pas distinguer des autres. »
Je proposai une méthode plus simple, porter les « ficelles » une à une en bas de la pente. Il rit et hocha négativement la tête.
« Ce sont des ficelles », reprit-il en insistant. « Il faut que je les lance et que tu les attrapes. »
Cela prit des heures. L’effort de concentration m’exténuait. Chaque fois don Juan me rappelait l’attention et l’observation indispensables, et attraper un caillou lancé le long de la pente alors qu’il en heurtait d’autres tenait de la folie. Une fois le cercle terminé, je remontai au sommet de la colline en pouvant à peine me tenir debout. Avec de petites branches don Juan avait tapissé l’intérieur du cercle. Il me tendit quelques feuilles et m’indiqua de les mettre dans mon pantalon à même la peau autour de mon nombril. Elles me tiendraient assez chaud, je n’aurais pas besoin de couverture. Je me laissai tomber sur les branches, et sur ce lit assez mou je m’endormis immédiatement.
En fin d’après-midi, j’ouvris les yeux. Le temps était nuageux et venteux. Au-dessus de moi défilaient d’épais cumulus, mais à l’ouest, au travers de fins cirrus, de temps à autre le soleil perçait. Après ce long sommeil je me sentais revigoré et heureux. Le vent, assez chaud, ne me gênait pas. Je soulevai la tête sur mes bras pour jeter un œil alentour. Vers l’ouest la vue sur une vaste région de basses collines se perdant dans le désert était impressionnante. Au nord et à l’est se dressaient des montagnes d’un brun très foncé, et au sud une immense étendue de plaines et de collines s’étalait jusqu’à de très lointaines montagnes bleues. Je m’assis. Don Juan n’était pas là. Soudain j’eus peur. Je crus qu’il m’avait laissé seul, et j’ignorais comment revenir à la voiture. Je m’allongeai. Étrangement l’appréhension s’évanouit. À nouveau je ressentis un sentiment de calme, de délicieux bien-être. C’était une sensation toute nouvelle pour moi. Mes pensées semblaient avoir été interrompues. J’étais heureux. Je me sentais en pleine forme. Une tranquille exubérance me remplit. Un léger vent d’ouest caressait mon corps sans me refroidir. Je le sentais sur mon visage et autour de mes oreilles telle une vague d’eau tiède qui me recouvrait, se retirait, m’inondait à nouveau, et ainsi de suite. Dans les cahots de ma vie besogneuse cet état de bien-être n’avait auparavant jamais existé. Des larmes jaillirent de mes yeux. Je n’éprouvais ni tristesse ni pitié pour mon sort, seulement une extraordinaire et inexplicable joie. À tel point que si don Juan n’était pas revenu pour me secouer, je crois que je serais resté là pour toujours.
« Tu t’es suffisamment reposé », dit-il en m’aidant à me relever.
Très calmement il me guida autour du sommet de la colline. Il avançait lentement, parfaitement silencieux. Il semblait seulement vouloir que j’observe le paysage étalé autour de nous. D’un mouvement des yeux ou du menton il attira mon attention sur les nuages et les montagnes. En cette fin d’après-midi ce magnifique spectacle suscita en moi effroi et désespoir, car il me rappelait des scènes de mon enfance. Au point le plus élevé de la colline nous escaladâmes un piton de roches ignées, puis confortablement assis adossés au rocher, nous prîmes place face au sud. De l’immensité des étendues visibles devant nous se dégageait une impression vraiment grandiose.
« Fixe cela dans ta mémoire, chuchota-t-il. Cette place est à toi. Ce matin tu vis. Ce fut un présage. Tu trouves cette place en voyant. Le présage, bien qu’inattendu, eut lieu. Que tu le veuilles ou non, tu vas chasser le pouvoir. Ce n’est ni toi, ni moi, ni nos semblables qui en ont décidé ainsi. »
« À partir de maintenant ce sommet de colline est pour ainsi dire ta place. Tu dois prendre soin de tout ce qui l’entoure. Tu dois porter ton attention à tout ce qui est là, et tout ce qui est là prendra soin de toi. »
Sur le ton de la plaisanterie je lui demandai si tout était bien à moi. Avec beaucoup de sérieux il répondit que oui. J’éclatai de rire en lui confiant que ce que nous faisions me rappelait comment les Espagnols, au moment de la conquête du Nouveau Monde, l’avaient réparti. Ils allaient au sommet d’une montagne pour, au nom de leur roi, proclamer siennes toutes les terres visibles.
« C’est une bonne idée », dit-il. « Je vais te donner toute la terre visible d’ici, non seulement dans cette direction, mais tout autour de toi. »
Il se leva et la main tendue fit un tour complet sur lui-même.
« Toute cette terre est à toi. »
J’éclatai de rire.
Il gloussa, puis me demanda :
« Pourquoi pas ? Pourquoi ne pourrais-je pas te donner cette terre ? »
« Cette terre n’est pas à vous. »
« Et alors ? Était-elle aux Espagnols ? Et cela ne les empêcha pas de la diviser et de la donner. Alors pourquoi ne peux-tu pas en prendre possession de la même façon ? »
Je l’observai en essayant de dégager l’humeur véritable que cachait son sourire. Il fut pris d’un tel fou rire qu’il faillit tomber du rocher.
« À perte de vue, toute cette terre est à toi », reprit-il avec un sourire. « Non pas pour en faire usage mais pour t’en souvenir. Je te la donne parce que tu l’as découverte toi-même. Elle est à toi. Accepte-la. »
Je ris, mais il semblait parfaitement sérieux ; et si ce n’était un curieux sourire, on aurait pu le croire convaincu qu’il pouvait me donner le sommet de cette colline.
« Et pourquoi pas ? » dit-il comme s’il avait suivi mes pensées.
« Je l’accepte », dis-je en plaisantant à moitié.
Son sourire s’effaça. Il cligna des yeux en me regardant.
« Chaque rocher, chaque caillou, chaque buisson de cette colline et plus particulièrement son sommet dépend de toi. Chaque ver de terre qui y vit est ton ami. Tu peux t’en servir et ils peuvent se servir de toi. »
Nous restâmes en silence quelques minutes. Ma tête restait anormalement vide de pensées. Vaguement je sus que ce brutal changement d’humeur présageait quelque chose. Je ne ressentais ni frayeur ni appréhension. Je voulais surtout ne plus parler. D’une certaine façon les mots semblaient manquer de précision et être difficiles à charger de sens. Jamais le fait de parler ne m’était apparu tel. Aussi à peine eus-je pris conscience de cet-état que je fus pris du fou désir de dire quelque chose.
« Mais que puis-je faire de cette colline ? »
« Fixes-en les moindres traits dans ta mémoire. C’est l’endroit où tu viendras en rêvant. C’est le lieu où tu rencontreras les pouvoirs, le lieu où un jour les secrets te seront révélés. »
« Tu chasses le pouvoir et ceci est ta place, le lieu où tu emmagasineras tes ressources. »
« Pour l’instant cela te semble insensé. Alors, en attendant, considère-le comme faisant partie de l’absurde. »
Nous descendîmes du rocher et je le suivis vers une petite dépression en forme de bol située au flanc occidental de la colline. Là nous mangeâmes. Indiscutablement quelque chose de plaisant, d’indescriptiblement plaisant, se manifestait sur cette colline. Manger, se reposer relevaient de délicates et nouvelles sensations. Une lueur riche, presque cuivrée, émanait du soleil couchant, et tout aux alentours apparaissait plaqué d’une teinte dorée. L’observation des environs captivait mon attention, je ne désirai même plus penser.
Don Juan s’adressa à moi en chuchotant. Il me dit d’examiner les lieux jusque dans leurs moindres détails, sembleraient-ils même insignifiants ou trop minuscules pour mériter de m’y attarder. Et particulièrement les traits proéminents du paysage qui s’étendait vers l’ouest. Je devais regarder le soleil sans fixer mon regard sur lui jusqu’à ce qu’il eût disparu sous l’horizon. Les derniers moments de lumière, juste avant que le soleil plonge derrière un rideau de nuages ou de brouillard, furent absolument magnifiques. Le soleil enflammait la terre, en faisant un immense feu de Bengale. Une sensation de rougeur monta sur mon visage.
« Debout ! » cria don Juan en me tirant.
Il fit un saut à l’écart et d’un ton impératif et pressé me dit de trotter sur l’endroit où je venais d’être assis. Pendant que je suivais ses instructions, une vague de chaleur me submergea. Ce fut une chaleur cuivrée que je sentis sur mon palais et au « toit » de mes yeux, comme si la partie supérieure de mon crâne brûlait d’un feu froid qui rayonnait de lueur cuivrée. Quelque chose en moi m’obligea à trotter de plus en plus vite pendant que le soleil disparaissait, et il survint un moment où je me sentis si léger que j’aurais pu m’envoler. Fermement don Juan saisit mon poignet droit et la pression de sa main me restitua une sensation de sobriété et de pondération. Je m’écroulai par terre. Il s’assit à côté de moi.
Quelques minutes plus tard il se leva lentement, me tapota l’épaule et me fit signe de le suivre. Nous revînmes au piton de roches ignées, à l’endroit où nous nous étions déjà assis. Là nous étions abrités du vent. Don Juan rompit le silence.
« C’était un excellent présage. Mais combien étrange ! À la fin du jour. Tant de différence entre toi et moi. Tu es beaucoup plus une créature de la nuit, je préfère la brillance du matin. Ou plutôt la brillance du soleil matinal me recherche alors qu’elle s’écarte de toi. Par contre le soleil mourant t’imbibait, ses flammes t’embrassaient sans te brûler. C’est étrange ! »
« Pourquoi est-ce étrange ? »
« Jamais je n’ai vu cela. Ce présage, lorsqu’il se manifeste, a toujours lieu dans le royaume de la jeunesse du soleil. »
« Et pourquoi cela don Juan ? »
« Ce n’est pas le moment d’en parler », rétorqua-t-il d’un ton tranchant. « La connaissance est pouvoir. Il faut très longtemps avant de dominer assez de pouvoir pour se permettre d’en parler. »
J’insistai, mais il détourna la conversation sur-le-champ. Il me questionna sur les progrès accomplis en « rêvant ». J’avais commencé à rêver de lieux particuliers, écoles, maisons d’amis.
« Étais-tu en ces endroits le jour ou la nuit ? » m’interrompit-il.
Mes rêves présentaient des scènes exactement situées aux heures où habituellement je me rendais dans ces lieux, à l’école de jour, chez mes amis de nuit. Il me suggéra d’essayer de « rêver » pendant une sieste, en plein jour, pour savoir si je pourrais voir ma place d’élection telle qu’elle serait exactement au moment même où je « rêvais ». Si je « rêvais » la nuit, mes visions de ce lieu devaient être nocturnes. Il précisa que ce que l’on voit en « rêvant » devait s’accorder avec le moment du jour où l’on rêve, sinon ces visions ne sont pas « rêver », mais simplement des rêves courants.
« Pour t’aider, prends un objet appartenant au lieu où tu désires aller, et concentre-toi sur lui. Par exemple, s’il s’agit de ce sommet de colline, tu possèdes maintenant un buisson spécial qu’il te faut observer jusqu’à ce qu’il prenne place dans ta mémoire. En te remémorant ce buisson, ou ce rocher où nous sommes assis, ou n’importe quoi parmi ce qui est ici, tu pourras revenir à cet endroit pendant ton rêve. Se déplacer en rêvant est plus facile si l’on peut se concentrer sur un lieu de pouvoir tel que celui-ci. Mais si tu ne veux pas y venir, tu peux utiliser n’importe quel endroit. Peut-être que l’école où tu vas est pour toi une place de pouvoir. Sers-t’en. Concentre-toi sur n’importe quel objet de cet endroit et trouve-le en rêvant. »
« De l’objet remémoré tu dois revenir vers tes mains, puis sur un autre objet, et ainsi de suite. »
« Mais maintenant il faut que tu te concentres sur tout ce qui existe au sommet de cette colline, car elle constitue la place la plus importante de ta vie. »
Il me regarda, comme pour juger de l’effet de ses mots sur moi.
« C’est là que tu vas mourir », continua-t-il avec une grande douceur dans la voix.
Je m’agitai nerveusement, je ne pouvais rester en place. Il souriait.
« À maintes et maintes reprises il faudra que je t’accompagne au sommet de cette colline. Puis tu y viendras par toi-même, jusqu’à t’en saturer pleinement. Tu sauras parfaitement le moment où il en sera ainsi. Tel qu’il est maintenant ce sommet de colline sera la place de ta dernière danse. »
« De quoi ? »
« C’est l’endroit de ta dernière résistance. Tu mourras ici quel que soit le lieu où tu te trouveras. Chaque guerrier a une place pour mourir, une place de prédilection imprégnée d’inoubliables souvenirs, une place où les événements importants ont laissé leur empreinte, une place où lui ont été révélés les secrets, une place où il a emmagasiné son pouvoir personnel. »
« Un guerrier doit revenir à son lieu de prédilection chaque fois qu’il capte du pouvoir pour ainsi l’emmagasiner à cet endroit. Il y va soit en marchant, soit en rêvant. »
« Et enfin lorsque son jour est venu et qu’il sent la tape de la mort sur son épaule gauche, son esprit toujours prêt s’envole à la place de prédilection, et là le guerrier danse jusqu’à sa mort. »
« Chaque guerrier possède une forme spéciale, une position particulière de pouvoir qu’il a développée au travers de sa vie. C’est là une sorte de danse, un mouvement qu’il accomplit sous l’influence du pouvoir. »
« Un guerrier mourant avec peu de pouvoir fait une courte danse, mais celui qui a un pouvoir considérable effectue une danse prodigieuse. Mais peu importe qu’elle soit courte ou grandiose, la mort doit s’arrêter pour assister au spectacle de la dernière danse du guerrier. La mort ne peut pas se saisir d’un guerrier qui récapitule pour la dernière fois les faits de sa vie, tant qu’il n’a pas fini sa danse. »
J’en frissonnai. L’extrême tranquillité, la lueur crépusculaire, le paysage magnifique, tout semblait avoir été placé là pour renforcer l’image de la dernière danse de pouvoir d’un guerrier.
« Bien que je ne sois pas un guerrier, pouvez-vous m’apprendre cette danse ? »
« Celui qui chasse le pouvoir doit apprendre cette danse. Cependant je ne peux pas encore te l’enseigner. Sous peu il est possible que tu aies un adversaire valable, et alors je te montrerai le premier mouvement de pouvoir. Au fur et à mesure que tu t’avanceras dans ta vie il faudra que tu y ajoutes les autres. Chacun d’eux s’acquiert pendant un combat de pouvoir. Donc, à vrai dire, la posture, la forme d’un guerrier constituent l’histoire de sa vie, une danse qui évolue en même temps que son pouvoir. »
« La mort s’arrête-t-elle vraiment pour voir la danse d’un guerrier ? »
« Un guerrier n’est qu’un homme. Un homme très humble. Il ne peut pas changer les desseins de sa mort. Mais son esprit impeccable, car il a emmagasiné du pouvoir après de formidables travaux, peut sans l’ombre d’un doute retenir la mort pour un moment, un moment assez long pour qu’il se réjouisse une dernière fois en rappelant son pouvoir. Il est possible de dire qu’il s’agit d’un geste de la mort pour ceux qui possèdent un esprit impeccable. »
Pour calmer l’anxiété qui me gagnait, je me mis à parler. Je voulus savoir s’il avait connu des guerriers qui étaient morts et s’il savait dans quelle mesure leur dernière danse avait pu affecter le moment de leur mort.
« Ça suffit », dit-il sèchement. « Mourir est une entreprise grandiose. C’est bien plus que d’avoir des sursauts et de devenir raide. »
« Don Juan, devrai-je aussi danser à ma mort ? »
« Sans aucun doute. Bien que tu ne vives pas comme un guerrier, tu chasses le pouvoir personnel. Aujourd’hui le soleil te donna un présage. Ce que tu feras de mieux dans ta vie sera accompli vers la fin du jour. Il est évident que tu n’apprécies pas la jeunesse brillante de la lumière matinale. Voyager le matin ne t’attire pas. Ta préférence va au soleil mourant, soleil vieux, jaunâtre et doux. Tu n’aimes pas la chaleur, tu aimes l’illumination. »
« Par conséquent à ta mort tu danseras sur cette colline vers la fin du jour. Et au cours de ta dernière danse tu raconteras ton combat, les batailles que tu as gagnées, celles que tu as perdues ; tu parleras de tes joies et de ton émerveillement lorsque tu as rencontré le pouvoir personnel. Ta danse exprimera les secrets et les merveilles que tu auras emmagasinés. Et ta mort assise ici te regardera. »
« Le soleil mourant t’illuminera sans te brûler, ainsi qu’il l’a fait aujourd’hui. Le vent sera doux et moelleux et ta colline tremblera. En achevant ta danse tu regarderas le soleil, car jamais plus, éveillé ou rêvant, tu ne le reverras. Et alors ta mort montrera le sud, l’immensité. »
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)