Au mois de mai 1971, je rendis à don Juan ma dernière visite d’apprenti. À cette occasion, j’allai le voir dans le même état d’esprit que celui qui avait présidé à toutes nos rencontres pendant les dix années de notre association, c’est-à-dire que je recherchai une fois de plus l’agrément de sa compagnie. Son ami don Genaro était là. Six mois plus tôt lors de ma dernière visite, ils étaient aussi ensemble et je fus tenté de leur demander s’ils ne s’étaient pas quittés depuis ce moment, mais don Genaro m’expliqua aussitôt qu’il aimait tant le désert du nord qu’il venait d’y revenir, juste à point pour me voir. Tous deux éclatèrent de rire, comme s’ils partageaient un secret.
« Je suis revenu juste pour toi », déclara don Genaro.
« C’est vrai », confirma-don Juan.
Je rappelai à don Genaro que mon dernier séjour en ce lieu avait été marqué par les effets, désastreux pour moi, de ses tentatives pour m’aider à « stopper-le-monde ». Ce qui constituait une façon amicale de lui faire savoir qu’il m’effrayait. Il fut pris d’un fou rire, son corps tressauta et à l’instar des petits enfants il lança ses jambes dans toutes les directions. Don Juan évitait mon regard et riait lui aussi.
« Don Genaro, vous n’allez pas tenter de m’aider cette fois-ci, n’est-ce pas ? »
Tous deux pouffèrent de rire. Don Genaro se roula par terre, s’allongea sur le ventre et imita les mouvements du nageur. Alors je sus que j’étais perdu. À ce moment mon corps se rendit compte d’une certaine manière que la fin allait arriver. Mais j’ignorais encore ce que cette fin pouvait bien être. Ma tendance personnelle à la dramatisation jointe à mes expériences passées avec don Genaro m’amenèrent à conclure que cela pourrait tout aussi bien signifier la fin de ma vie. Au cours de ma dernière visite, don Genaro m’avait poussé jusqu’au seuil de « stopper-le-monde ». Ses efforts avaient été tellement bizarres et directs que don Juan lui-même me conseilla de partir. Les démonstrations de pouvoir entreprises par don Genaro se révélèrent si extraordinaires et surtout si déconcertantes qu’elles m’obligèrent à une complète réévaluation de mon rôle.
Revenu à Los Angeles, je relus toutes les notes que j’avais prises depuis le début de mon apprentissage, et alors un sentiment tout à fait nouveau pénétra mystérieusement en moi. Mais je n’en pris vraiment conscience qu’au moment où je vis don Genaro nager par terre. Cet acte, nager par terre, s’accordait parfaitement avec les autres actes étranges et surprenants qu’il avait accomplis sous mes yeux. Il commença le visage tourné vers le sol. Il riait tellement que son corps était secoué de convulsions, puis il se mit à agiter nerveusement les jambes ; enfin le mouvement des jambes fut graduellement synchronisé au mouvement de nage des bras. Alors don Genaro commença à glisser par terre exactement comme s’il reposait sur une planche montée sur roulement à billes. Plusieurs fois il changea de direction, passa autour de moi, puis autour de don Juan, et il parcourut ainsi tout le devant de la maison. Don Genaro avait déjà fait le clown devant moi, et chaque fois don Juan m’avait assuré que j’avais été sur le point de « voir » et que cet échec du « voir » venait de mon insistance à tout vouloir expliquer d’un point de vue rationnel. Cette fois cependant je ne fis rien pour expliquer ou comprendre ce que don Genaro accomplissait. Je le regardai sitôt qu’il se mit à nager. Malgré tout je ne pouvais éviter de me sentir ahuri. Il glissait sur le ventre et la poitrine. Pendant que je l’observais, ses yeux louchèrent. Une vague d’appréhension me submergea. J’étais maintenant convaincu que si je ne cherchais pas d’explication à ce que je regardais, j’allais « voir », et cela déclencha en moi une profonde anxiété. Cette anticipation suscita une telle nervosité en moi que d’une certaine manière j’en revins au même point, une fois de plus enfermé dans quelque tentative de rationalisation. Don Juan avait dû m’observer, car tout à coup il me tapa sur l’épaule. Automatiquement je me tournai vers lui et pendant un instant mes yeux se détachèrent de don Genaro. Lorsque je le regardai à nouveau, il était debout à côté de moi, sa poitrine touchant presque mon épaule et sa tête restant légèrement inclinée. Ma réaction de surprise se produisit avec un certain retard. Pendant un instant je le dévisageai, puis je bondis en arrière. Son expression de surprise feinte fut tellement comique qu’un rire hystérique s’empara de moi. Je me rendis parfaitement compte que mon rire avait quelque chose d’anormal. Mon corps était traversé de spasmes nerveux qui partaient de mon estomac. Don Genaro plaça sa main à cet endroit précis, les convulsions cessèrent.
« Ce petit Carlos exagère toujours énormément ! » s’exclama-t-il en faisant la fine bouche.
Puis imitant la voix et les manières de don Juan, il ajouta :
« Ne sais-tu pas qu’un guerrier ne rit jamais ainsi ? »
Sa parodie fut si parfaite que mon rire s’amplifia encore plus. Alors ils me laissèrent seul pendant environ deux heures. Ils revinrent vers midi et s’assirent devant la maison. Ils ne disaient rien, ils semblaient endormis, fatigués, vides de toute pensée. Pendant longtemps ils conservèrent cette immobilité qui donnait cependant l’impression qu’ils étaient absolument détendus. Don Juan avait la bouche légèrement ouverte comme s’il dormait vraiment, mais ses mains restaient croisées sur ses cuisses et ses pouces s’agitaient selon un rythme précis. Inquiet, je changeai de position, et alors je ressentis un calme reposant. Je dus m’endormir. Le rire de don Juan me réveilla. J’ouvris les yeux. Tous deux me fixaient.
« Si tu ne parles pas, tu t’endors », dit don Juan en riant.
« J’ai bien peur qu’il n’en soit ainsi », dis-je.
« Si tu ne parles pas, c’est que tu manges », ajouta don Genaro.
Puis il se mit sur le dos et agita les jambes en l’air. Pendant un moment j’eus l’impression qu’il recommençait à faire le clown, mais il reprit immédiatement sa position en tailleur.
« Il y a maintenant quelque chose qui ne devrait pas t’échapper », déclara don Juan. « C’est ce que j’appelle le centimètre cube de chance. Chacun de nous, qu’il soit guerrier ou non, possède un centimètre de chance qui de temps à autre surgit devant ses yeux. La différence entre un homme ordinaire et un guerrier est qu’un guerrier s’en rend compte, et un de ses efforts consiste à demeurer en alerte, en attente délibérée, de manière à posséder la vitesse nécessaire, c’est-à-dire à accomplir une prouesse, pour attraper son centimètre cube de chance lorsqu’il apparaît. »
« La chance, l’aubaine, le pouvoir personnel, ou quel que soit le nom que tu lui donnes, est une affaire assez spéciale. C’est comme un petit bâton qui surgirait devant nous pour nous inviter à l’arracher. En général nous sommes trop affairés ou trop préoccupés, ou simplement trop stupides et trop paresseux pour nous rendre compte qu’il s’agit de notre centimètre cube de chance. Au contraire un guerrier reste toujours vigilant et prêt, et il a l’élan et l’initiative nécessaires pour le saisir. »
« Ta vie est-elle vraiment serrée ? » me demanda don Genaro à brûle-pourpoint.
« Je crois que oui », dis-je parfaitement convaincu.
« Penses-tu être capable d’arracher ton centimètre cube de chance ? » questionna don Juan d’un ton incrédule.
« Je pense que c’est ce que je fais à tout instant. »
« Je crois que tu n’es éveillé que pour ce que tu connais bien », déclara don Juan.
« Peut-être suis-je en train de me tromper moi-même, mais je crois qu’aujourd’hui je suis beaucoup plus conscient que jamais auparavant dans ma vie », répondis-je sans hésiter et avec sincérité. Don Genaro hocha la tête affirmativement.
« Oui, laissa-t-il tomber comme s’il se parlait à lui-même. Petit Carlos est vraiment bien serré, et il est réellement vigilant. »
Je crus qu’ils se moquaient de moi. Je pensais que ma déclaration concernant la conduite de ma vie les gênait.
« Je ne me vante pas », dis-je.
Don Genaro arqua ses sourcils et élargit ses narines. Il regarda vers mon carnet de notes et fit semblant d’écrire.
« Je crois que Carlos se tient mieux que jamais », dit don Juan à don Genaro.
« Peut-être se tient-il trop serré », lança sèchement don Genaro.
« Peut-être bien que oui », admit don Juan.
Je ne savais comment intervenir, donc je demeurai silencieux.
« Te souviens-tu du jour où j’ai bloqué le moteur de ta voiture ? » me demanda don Juan d’un ton banal.
Sa question me prit au dépourvu car elle s’avérait incongrue dans le contexte de notre conversation. Il faisait allusion à un événement au cours duquel je n’étais pas parvenu à faire démarrer ma voiture aussi longtemps qu’il avait décidé qu’il en serait ainsi. Je fis remarquer qu’on pouvait difficilement oublier de tels épisodes.
« Ce n’était rien », déclara simplement don Juan. « Rien du tout. Pas vrai, don Genaro ? »
« C’est vrai », dit don Genaro d’un ton indifférent.
« Comment donc ! protestai-je. Ce que vous avez fait ce jour-là me resta absolument incompréhensible. »
« Ce qui ne veut pas dire grand-chose », rétorqua don Genaro.
Tous deux éclatèrent d’un rire clair. Don Juan me tapota le dos.
« Genaro peut faire beaucoup mieux que de bloquer ta voiture », reprit-il. « Pas vrai, Genaro ? »
« C’est vrai », répondit don Genaro avec une moue enfantine.
« Que peut-il faire ? » demandai-je tout en essayant de conserver mon calme.
« Genaro peut emporter ta voiture tout entière », s’exclama-t-il en enflant sa voix, et du même ton il lança : « Pas vrai, Genaro ? »
« C’est vrai », repartit don Genaro de la plus forte des voix humaines que j’ai jamais entendues. Je sursautai, deux ou trois spasmes nerveux agitèrent mon corps.
« Que voulez-vous dire ? Il peut emporter ma voiture ? »
« Qu’ai-je voulu dire, Genaro ? » demanda don Juan.
« Tu as voulu dire que je suis capable d’entrer dans cette voiture, de faire démarrer le moteur et de m’en aller au loin », répondit don Genaro avec un sérieux convaincant.
« Emporte la voiture, Genaro », insista don Juan en manière de plaisanterie.
« C’est fait ! » remarqua don Genaro en grimaçant et en m’interrogeant du regard. Je m’aperçus qu’en grimaçant il avait froncé les sourcils de façon assez espiègle malgré son regard perçant.
« D’accord, dit calmement don Juan. Descendons jusqu’à la voiture. »
« Oui, reprit don Genaro. Descendons là-bas pour aller voir la voiture. »
Ils se levèrent lentement. J’eus un instant d’hésitation, mais don Juan me fit signe de les suivre. Nous montâmes la petite bosse de terrain située devant la maison. Ils m’accompagnaient, un de chaque côté, don Juan à droite, don Genaro à gauche. Ils étaient à environ deux mètres devant moi, toujours parfaitement visibles.
« Allons voir la voiture », répéta don Genaro.
Don Juan se mit à bouger les mains comme s’il filait un fil invisible ; don Genaro faisait de même tout en répétant : « Allons voir la voiture. »
Ils marchaient comme en rebondissant. Leurs pas étaient plus longs que d’habitude et leurs mains s’agitaient comme s’ils frappaient ou remuaient d’invisibles objets placés sur leur chemin. Jamais je n’avais vu don Juan se prêter à de telles clowneries, et cela m’embarrassait. Une fois arrivé au sommet de la bosse, je jetai un coup d’œil en contrebas vers l’endroit éloigné de quinze mètres environ où j’avais garé ma voiture. D’un coup mon estomac se contracta. La voiture n’était pas là ! Je descendis en courant et ne vis ma voiture nulle part. Mon embarras devint extrême. Je me sentis complètement désorienté. Ma voiture était garée à cet endroit depuis mon arrivée et à peine une demi-heure auparavant j’étais venu prendre un nouveau carnet de notes. À ce moment j’avais pensé à ouvrir les vitres pour aérer l’intérieur surchauffé, mais je ne l’avais pas fait à cause de tous les moustiques et autres insectes volants qui y seraient entrés. Et comme à mon habitude j’avais fermé les portières à clef. Une fois de plus je cherchai des yeux ma voiture. Je me refusai à croire qu’elle avait disparu. J’avançai jusqu’à la lisière de la zone dégagée. Don Juan et don Genaro me rejoignirent et restèrent immobiles à mes côtés tout en imitant exactement ce que je faisais, scrutant avec moi les environs pour chercher la voiture. J’éprouvai un moment de réelle euphorie qui fit place à une déconcertante sensation de contrariété. Ils durent s’en rendre compte, car ils se mirent à tourner autour de moi en se servant de leurs mains comme s’ils y roulaient de la pâte.
« Genaro, à ton avis, qu’est-il arrivé à la voiture ? » demanda don Juan d’un ton moqueur.
« Je l’ai conduite ailleurs », dit don Genaro, et il imita de façon surprenante un homme qui change de vitesse et pilote une voiture. Il plia les jambes, exactement comme s’il était assis et, pendant un moment, conserva cette position en ne se soutenant que par les muscles des cuisses ; puis il porta son poids sur la jambe droite et étendit la jambe gauche exactement comme pour débrayer. Des lèvres il fit le bruit du moteur, et enfin, ce qui fut le bouquet, il réagit comme s’il avait heurté une ornière. Il rebondit dans tous les sens en donnant exactement l’impression d’un conducteur maladroit qui cahote et s’accroche au volant. Ce fut une pantomime prodigieuse. Don Juan rit à en perdre son souffle. J’aurais voulu me joindre à leur gaieté mais je ne parvenais pas à me détendre. Je me sentais en danger et mal à l’aise. Une anxiété absolument nouvelle pour moi s’empara de moi. J’avais l’impression de brûler à l’intérieur ; de la pointe du soulier je me mis à faire voler des petits cailloux et pour finir je les projetai avec une inconsciente et imprévisible fureur, comme si cette rage eût été extérieure à moi et que soudain elle m’eût enveloppé. Alors la sensation de contrariété disparut aussi mystérieusement qu’elle était venue. Je respirai profondément et je me sentis beaucoup mieux. Je n’osai pas regarder don Juan. J’étais embarrassé d’avoir manifesté de la colère, mais en même temps j’avais peine à contenir mon rire. Il vint à côté de moi et me tapota le dos. Don Genaro me passa le bras sur l’épaule.
« Ça va ! dit-il. Laisse-toi aller. Frappe-toi dans le nez, saigne. Et puis tu peux prendre un caillou et te casser les dents. Ça te fera du bien ! Et si ça ne suffit pas, tu peux t’écraser les couilles sur ce gros rocher et avec le même caillou. »
Don Juan se trémoussait de rire. Je leur avouai que je me sentais honteux de ma piètre conduite. J’ignorais ce qui m’avait poussé à agir ainsi. Don Juan déclara que je savais pertinemment ce qui se passait, que je prétendais ne pas savoir, et que c’était l’acte de prétendre qui m’avait rendu furieux.
Don Genaro manifestait une attention inhabituelle. À plusieurs reprises il me tapota le dos.
« C’est quelque chose qui nous arrive à tous », dit don Juan.
« Don Juan, que voulez-vous dire ? » s’exclama don Genaro en imitant ma voix.
Don Juan répondit par des absurdités du genre : « Lorsque le monde est à l’envers, nous sommes à l’endroit, mais lorsque le monde est à l’endroit, nous sommes à l’envers. Maintenant lorsque le monde et nous-mêmes sommes à l’endroit, nous pensons que nous sommes à l’envers… », et ainsi de suite pendant que don Genaro imitait ma façon de prendre des notes. Il écrivait sur un invisible carnet, élargissait ses narines tout en gardant les yeux grands ouverts sur don Juan. Il avait bien observé mes efforts pour écrire sans regarder mon carnet, de façon à ne pas altérer le flot normal de la conversation. Son imitation était vraiment celle d’un grand comique.
Tout à coup je me sentis parfaitement à l’aise, heureux. Leurs rires m’apaisaient. Pendant un moment je m’abandonnai à un rire venu du fond de mes entrailles. Mais alors mon esprit connut un nouvel état d’appréhension, d’embarras et de contrariété. Je pensai que ce qui avait lieu ici était impossible, inconcevable selon l’ordre logique par lequel je jugeais habituellement le monde autour de moi. Cependant, si je m’en remettais à la perception, je percevais que ma voiture avait disparu. Et comme chaque fois que don Juan me confrontait avec un phénomène inexplicable, il me vint en tête qu’il était tout simplement en train de me mystifier. Involontairement mais avec une certaine constance, c’étaient toujours les mêmes idées qui se présentaient à mon esprit dans les moments de tension. Je pensais au nombre de complices qu’il aurait fallu à don Juan et à don Genaro pour soulever ma voiture et la transporter ailleurs, car j’étais sûr de l’avoir bien fermée à clef. Je savais que le frein à main était serré et la direction bloquée. Donc pour la déplacer il aurait fallu la soulever et cela exigeait plus de gens que don Juan et don Genaro n’auraient pu en réunir. Une seule solution était possible : avec leur accord quelqu’un aurait cassé une vitre, court-circuité le contact et conduit la voiture ailleurs, mais une telle opération réclamait une connaissance spéciale qu’ils ne possédaient pas. Il ne restait qu’une seule hypothèse : ils m’hypnotisaient. Leurs mouvements étaient en tout cas étranges, nouveaux et assez équivoques pour me précipiter dans un tourbillon de rationalisations. S’ils m’hypnotisaient, je me trouvais donc dans un état de conscience altérée. Mais mon expérience m’avait appris que dans de tels états on devient incapable de conserver une notion cohérente de l’écoulement du temps. Dans tous les états de réalité non ordinaires que j’avais vécus au cours de mon apprentissage avec don Juan, il n’existait jamais un ordre consistant en termes de durée. Ma conclusion fut donc que si je restais tout le temps en alerte, il viendrait un moment où je perdrais la notion de la succession des événements. Comme si, par exemple, regardant une montagne à un moment donné, je me retrouvais le moment d’après en train de regarder la vallée opposée sans pouvoir me souvenir d’avoir fait demi-tour. Je pressentais que si un événement de cette nature se produisait, je pourrais expliquer ce qui s’était passé dans le cas de ma voiture comme un simple cas d’hypnotisme. Je décidai que la seule chose à faire était d’observer minutieusement chaque détail.
« Où est ma voiture ? » leur demandai-je.
« Où est la voiture, Genaro ? » reprit don Juan parfaitement sérieux.
Don Genaro se mit à retourner des cailloux et à chercher dessous. Fiévreusement il examina ainsi toutes les pierres de l’endroit où j’avais garé ma voiture. Il les retourna toutes, l’une après l’autre. Parfois il feignait la colère et lançait violemment un caillou dans les buissons.
Cette recherche amusait don Juan au plus haut point. Il riait sous cape, gloussait et m’avait complètement oublié.
Don Genaro venait de jeter une pierre au loin dans un geste de déception, lorsqu’il arriva devant un gros rocher, en fait la seule pierre de grande taille qui se dressait à l’endroit où j’avais garé la voiture. Il essaya de le retourner mais il était trop lourd et surtout trop enfoncé dans le sol. Il s’y efforça quand même jusqu’à suer à grosses gouttes. Alors il s’assit sur le rocher et appela don Juan à son aide. Avec un large sourire celui-ci se tourna vers moi.
« Allons-y, donnons un coup de main à Genaro. »
« Mais que fait-il ? »
« Il cherche ta voiture ! » repondit tout bonnement don Juan.
« Pour l’amour du ciel ! Comment pourrait-il la trouver sous les pierres ? »
« Pour l’amour du ciel, pourquoi pas ? » rétorqua don Genaro, et tous deux rugirent de rire.
Le rocher ne bougea même pas sous nos efforts conjugués. Don Juan suggéra d’aller chez lui chercher un bon morceau de bois pour s’en servir comme levier. Tout en marchant vers la maison je leur parlai de l’absurdité de leur entreprise et leur dis que ce qu’ils me faisaient subir était inutile. Don Genaro jeta un regard perçant.
« Genaro est un homme consciencieux », déclara don Juan sans plaisanter le moins du monde. « Il est aussi consciencieux et minutieux que toi. » « Tu as dit toi-même que tu ne laisses jamais une pierre sans la retourner. C’est ce qu’il fait. »
Don Genaro me tapota l’épaule et me confia que don Juan avait parfaitement raison, et qu’en fait il aurait bien voulu être comme moi. Il me regarda avec des yeux de fou et en ouvrant largement ses narines. Don Juan claqua des mains et jeta son chapeau par terre. Après une longue recherche autour de la maison, don Genaro trouva un tronc d’arbre assez long et assez épais, un morceau de poutre. Il la mit sur ses épaules et nous partîmes vers l’endroit d’où nous étions venus. Au moment où en montant sur le tertre nous arrivions presque au tournant du sentier d’où cet emplacement était visible, j’eus une inspiration soudaine. Je sus que j’allais trouver ma voiture avant eux. Se regardai, il n’y avait rien. Ils avaient dû deviner mes pensées, car ils me rattrapèrent en riant à gorge déployée. Une fois arrivés, ils se mirent immédiatement au travail. Je les observai pendant un moment. Ce qu’ils faisaient restait incompréhensible. Ils ne feignaient pas de travailler, ils étaient vraiment absorbés dans la tâche absurde qui consistait à retourner le rocher pour voir si ma voiture ne serait pas dessous. Cela me dépassait, mais je me décidai à les aider. Ils soufflaient et criaient. Don Genaro eut comme un cri de coyote. Ils étaient couverts de sueur. Je remarquai la vigueur de leurs corps, celle de don Juan surtout. À côté d’eux j’étais un jeune homme faiblard. Il ne me fallut pas longtemps pour transpirer abondamment mais enfin nous arrivâmes à retourner le rocher, et immédiatement don Genaro examina avec une patience et une minutie affolantes chaque morceau mis au jour.
« Non, elle n’est pas là », annonça-t-il.
Sa déclaration déclencha des rires et ils en tombèrent assis par terre. Je riais d’un rire nerveux. Don Juan semblait subir de réelles et pénibles contractions. Il s’allongea sur le ventre, le visage enfoui dans les bras. Son corps tressautait de rire.
« Dans quelle direction allons-nous maintenant ? » s’enquit don Genaro une fois le calme revenu.
Don Juan fit un signe de tête.
« Où allons-nous ? » demandai-je.
« Chercher ta voiture ! » répondit don Juan sans l’ombre d’un sourire.
À nouveau ils m’encadrèrent. Nous n’avions fait que quelques pas dans les buissons lorsque don Genaro nous fit arrêter. Sur la pointe des pieds, il s’avança vers un buisson rond qui se dressait à quelques pas devant nous. Pendant un moment il chercha des yeux entre les branches, puis conclut que la voiture n’y était pas. Nous nous remîmes à marcher pendant un moment puis don Genaro fit un signe de la main pour exiger le silence. Il courba le dos, se mit sur la pointe des pieds, étendit les bras au-dessus de sa tête, les doigts repliés comme des griffes. De l’endroit où je me tenais son corps ressemblait à la lettre S. Un instant il resta immobile dans cette position puis il plongea soudain la tête la première sur une longue branche aux feuilles sèches. Il la souleva avec beaucoup de soin, l’examina sous tous ses angles et constata que la voiture n’était pas là. Tout en marchant dans l’épaisse végétation il ne cessait de regarder derrière les buissons. Il grimpa sur de petits arbres, des paloverdes, pour voir ce qu’il y avait dans leur feuillage, sans y trouver la voiture. Pendant tout ce temps-là je m’efforçais de me souvenir méticuleusement de tout ce que je touchais ou voyais. Ma perception du monde restait tout aussi continue et ordonnée que d’habitude. Je touchais des rochers, des buissons, des arbres. Je portais mon regard du premier au dernier plan usant d’un œil puis de l’autre. Tout compte fait je marchais bien dans les broussailles du désert ainsi que je l’avais fait au cours de ma vie ordinaire.
Don Genaro s’allongea à plat ventre et nous demanda de l’imiter. Il avait le menton dans les mains et s’appuyait sur les coudes. Don Juan adopta la même position et tous deux scrutèrent une succession de petites protubérances qui ressemblaient à de minuscules collines. Soudain don Genaro fit un rapide mouvement circulaire de la main droite et attrapa quelque chose. Il se leva, don Juan aussi. Don Genaro tenait la main fermée devant nous et nous fit signe d’avancer pour mieux voir. Alors il ouvrit très lentement sa main. Lorsqu’elle fut à moitié ouverte, un grand objet noir s’en échappa en volant. Le mouvement fut tellement surprenant et l’objet volant d’une telle taille que je sautai en arrière et tombai à la renverse. Don Juan m’aida à me relever.
« Ce n’était pas la voiture, gémit don Genaro. C’était seulement une saloperie de mouche. Désolé ! »
Tous deux m’examinaient. Ils restaient debout devant moi et me regardaient du coin de l’œil mais de façon soutenue.
« C’était une mouche, n’est-ce pas ? » me demanda don Genaro.
« Je pense que oui », dis-je.
« Ne pense pas », m’ordonna don Juan. « Qu’as-tu vu ? »
« J’ai vu sortir de sa main quelque chose de la taille d’un corbeau », répondis-je.
Ma description correspondait à ce que j’avais vu et je ne plaisantais pas, mais pour eux ce fut ce que j’avais dit de plus hilarant depuis le début de notre rencontre. À plusieurs reprises ils sautèrent sur place et se tordirent à en perdre leur souffle.
« Je crois que Carlos en a assez », dit don Juan d’une voix éraillée par tant de rires.
Don Genaro annonça qu’il était sur le point de trouver ma voiture, qu’il se sentait de plus en plus chaud. Don Juan fit remarquer que découvrir une voiture dans ce terrain n’était pas ce qui pouvait nous arriver de mieux. Don Genaro enleva son chapeau, sortit un morceau de ficelle de sa pochette, modifia la bride, et attacha sa ceinture de laine à un gland jaune fixé sur le rebord du chapeau.
« Avec mon chapeau, je fais un cerf-volant », me dit-il.
Je le dévisageai et je compris qu’il plaisantait. Je me considérais comme un expert en la matière, car depuis mon enfance je confectionnais les cerfs-volants les plus raffinés ; je savais que le bord de son chapeau de paille était trop cassant pour résister au vent. Le chapeau d’autre part était trop profond, le vent circulait à l’intérieur et rendrait impossible son envol.
« Tu penses qu’il ne peut pas voler, n’est-ce pas ? » me demanda don Juan.
« Je sais qu’il ne volera pas. »
Don Genaro resta indifférent et il termina son cerf-volant en attachant une longue ficelle au chapeau.
Il y avait du vent. Don Juan retint le chapeau pendant que don Genaro descendait la pente en courant. Lorsqu’il tira la ficelle le sacré machin s’envola.
« Regarde, regarde le cerf-volant ! » criait don Genaro.
Deux ou trois fois le chapeau cahota mais il resta en l’air.
« Ne quitte pas ce cerf-volant des yeux », m’ordonna fermement don Juan.
Un étourdissement me secoua pendant un instant. Regarder ce cerf-volant avait fait surgir le clair souvenir d’un autre temps ; ce fut comme si je faisais voler moi-même un cerf-volant, ainsi que j’en avais l’habitude dès que le vent soufflait dans les collines de ma ville natale. Un bref instant ce souvenir me submergea et je perdis la notion de l’écoulement du temps. J’entendis don Genaro crier quelque chose, je vis le chapeau cahoter de haut en bas puis tomber au sol là où se trouvait ma voiture. Tout se passa si rapidement que je n’eus pas une vision claire de ce qui se produisit. J’eus le vertige et devins absent. Je ne retins de ce moment qu’une image confuse. Je vis soit le chapeau de don Genaro se transformer en ma voiture, soit ce chapeau tomber sur ma voiture. C’est d’ailleurs cette dernière image que j’aurais voulu croire, croire que don Genaro se servait de son chapeau pour indiquer ma voiture. Mais cela importait peu, puisque l’une des explications était aussi mystérieuse que l’autre ; mon esprit s’accrochait à ce détail purement arbitraire de façon à préserver mon équilibre mental antérieur.
« Ne te débats pas », entendis-je don Juan me dire.
Je sentis en moi comme quelque chose qui allait faire surface. Des pensées et des images surgissaient en vagues incontrôlables comme si j’allais m’endormir. Bouche bée je ne quittai pas la voiture des yeux. Elle était à environ trente mètres sur une zone rocheuse plate, comme si quelqu’un venait de la poser là. Je me précipitai pour l’examiner.
« Nom de Dieu ! s’exclama don Juan. Ne regarde pas ta bagnole. Stoppe-le-monde ! »
Alors, comme dans un rêve, je l’entendis crier :
« Le chapeau de Genaro ! Le chapeau de Genaro ! »
Je les dévisageai. Ils me fixaient du regard et leurs yeux étaient perçants. Je ressentis une douleur dans mon estomac. J’éprouvai un subit mal de tête et eus la nausée.
Ils me regardaient curieusement. Je m’assis à côté de la voiture, puis, sans y penser, machinalement, sortis les clefs de ma poche, ouvris les portières et fis monter don Genaro sur la banquette arrière. Don Juan le suivit et prit place à côté de lui. Cela me parut étrange, car d’ordinaire sa place était devant, à côté de moi. Dans une sorte de brouillard je conduisis ma voiture vers la maison de don Juan. Je ne me sentais pas très bien, j’avais envie de vomir et cette sensation de nausée fit disparaître tout ce qui me restait de présence d’esprit. Je conduisais automatiquement. J’entendis don Genaro et don Juan glousser de rire, comme des gamins. J’entendis don Juan demander :
« Arrivons-nous bientôt ? »
Alors seulement je pris réellement conscience de la route sur laquelle je roulais.
« Nous y sommes presque », murmurai-je.
Ils hurlèrent de rire. Ils claquaient des mains et se frappaient les cuisses. Une fois arrivé, je descendis de voiture comme un automate et leur ouvris la portière. Don Genaro sortit le premier et me félicita pour ce qu’il déclara avoir été le voyage le plus agréable et le moins cahoteux de sa vie. Don Juan fit de même. Mais je leur prêtai peu d’attention. Je fermai la voiture à clef et je me traînai difficilement jusqu’à la maison. Avant de sombrer dans le sommeil je me souviens d’avoir entendu don Juan et don Genaro qui rugissaient de rire.
(1) L’herbe du diable, chap. III, et Voir, chap. XIV.
(2) Cf. L’herbe du diable, chap. XIV.
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)