Jeudi 22 janvier 1960
Adossé au mur de sa maison, don Juan était assis par terre près de la porte. Il retourna une caisse en bois et me pria de m’installer confortablement, comme chez moi. Je lui offris quelques paquets de cigarettes; il répondit qu’il ne fumait pas mais acceptait le cadeau. Nous parlâmes du froid qui, la nuit, tombe sur le désert, et ainsi de suite. Je voulus savoir si ma présence dérangeait ses habitudes. Il me regarda en fronçant les sourcils et déclara qu’il n’avait pas d’habitudes, que si bon me semblait je pouvais rester en sa compagnie tout l’après-midi. Je sortis quelques fiches de généalogie et de parenté pour l’interroger à ce sujet. En compulsant la littérature ethnographique j’avais aussi établi une longue liste des traits culturels propres aux Indiens de cette région, et j’aurais voulu les passer en revue pour qu’il m’indique tout ce qui lui était familier. Je décidai de commencer par les fiches de parenté.
« Comment nommiez-vous votre père ? »
« Je l’appelais papa », répondit-il avec beaucoup de sérieux.
Cette réponse m’ennuyait, mais je décidai de poursuivre en considérant qu’il n’avait pas compris. Je lui montrai la fiche, un côté pour le père, un côté pour la mère, et je citai comme exemple les différents noms qu’on utilise en anglais pour désigner son père et sa mère. Peut-être aurais-je dû commencer par la mère.
« Comment appeliez-vous votre mère ? »
« Je l’appelais mam », répondit-il avec naïveté.
« Ce que je voudrais savoir c’est s’il y avait d’autres mots dont vous vous serviez pour appeler votre père ou votre mère. Comment les appeliez-vous ? » J’essayais de garder mon calme et surtout de rester poli. Il se gratta la tête et me regarda stupidement.
« Mon Dieu ! En voilà une question. Laisse-moi réfléchir. »
Un moment passa, il semblait enfin se souvenir. Je me préparai à écrire.
« Eh bien », commença-t-il comme absorbé par sa recherche. « Comment les appelais-je ? Je leur disais: Hé, hé, pap! Hé, hé, mam! »
Sans le vouloir j’éclatai de rire. L’expression de son visage était réellement comique et j’ignorais s’il s’agissait d’un extravagant vieillard qui se jouait de moi ou bien d’un simplet. Avec toute la patience dont je pouvais faire preuve je lui expliquai le sérieux de telles questions et l’importance qu’avait pour moi le fait de remplir ces fiches. Je tentai de lui inculquer l’idée de généalogie et d’histoire personnelle.
« Quels étaient les noms de votre père et de votre mère ? » Il posa sur moi des yeux parfaitement lucides.
« Ne perds pas de temps avec cette merde », déclara-t-il doucement mais avec une force inattendue. J’en restai bouche bée. C’était comme si quelqu’un d’autre avait prononcé ces mots. L’instant précédent j’avais vu un Indien gauche et stupide se grattant la tête, et soudain il avait inversé les rôles. Je me sentais stupide et il me dévisageait d’une façon indescriptible, mais pas d’un regard arrogant, défiant, chargé de haine ou de mépris. Ses yeux brillaient de gentillesse, ils étaient clairs et perçants.
« Je n’ai aucune histoire personnelle », dit-il après un long silence, « un jour j’ai appris que l’histoire personnelle ne m’était plus nécessaire et comme pour l’alcool, je l’ai laissée tomber. »
Cette déclaration me paraissait incompréhensible.
Soudain je ressentis un malaise, comme une impression de danger. Je lui rappelai qu’il m’avait affirmé que mes questions ne le dérangeaient pas. Il me le confirma, elles ne le gênaient pas le moins du monde.
« Je n’ai plus d’histoire personnelle », reprit-il en me jetant un regard inquisiteur, « un jour, lorsque j’ai eu la sensation qu’elle n’était plus nécessaire, je l’ai laissée tomber. »
Ne pas le quitter des yeux me laissait espérer de pouvoir le comprendre.
« Comment peut-on laisser tomber sa propre-histoire ? »
« En tout premier lieu il faut avoir envie de la laisser tomber, et alors il faut harmonieusement, petit à petit, la trancher de soi. »
« Pourquoi peut-on éprouver cette envie ? »
Ma propre-histoire me retenait énormément. Mon enracinement familial était profond. Sincèrement, je pensais que sans cela ma vie n’aurait eu ni sens ni continuité.
« Peut-être devriez-vous m’expliquer ce que vous entendez par laisser tomber sa propre-histoire. »
« S’en débarrasser, voilà ce que j’ai voulu dire », répondit-il sèchement.
J’intervins à nouveau pour préciser que j’avais sans doute mal compris sa déclaration.
« Prenez pour exemple votre cas. Vous êtes yaqui et vous ne pouvez rien y changer. »
« Suis-je yaqui? répliqua-t-il en souriant. Comment le sais-tu ? »
« C’est vrai. Je n’ai pas la possibilité de m’en assurer; mais vous, vous le savez, et c’est ce qui compte. C’est ce qui constitue votre propre-histoire. »
Le point me paraissait indiscutable.
« Le fait que je sache si je suis ou non yaqui n’en fait pas ma propre-histoire. Cela devient ma propre-histoire dès l’instant où quelqu’un d’autre le sait. Je puis te garantir que personne ne pourra jamais en être certain. »
Maladroitement je prenais tout en note. Puis je le regardai. Je n’arrivais pas à le définir et passais mentalement en revue les différentes impressions qu’il m’avait laissées : ce regard mystérieux et entièrement nouveau qui me transperça lors de notre première rencontre, ce charme avec lequel il prétendait avoir l’accord des choses qui l’entouraient, son humeur irritante et sa vivacité, son apparence de réelle stupidité pendant que je l’interrogeais sur ses parents, et surtout la force inattendue de ses déclarations, force qui m’ébranlait redoutablement.
« Tu ignores ce que je suis, n’est-ce pas ? » reprit-il exactement comme s’il avait pu suivre le cours de mes pensées. « Jamais tu ne sauras qui ou ce que je suis parce que je n’ai pas d’histoire personnelle. »
Il me demanda si j’avais un père, et sur ma réponse affirmative ajouta que mon père représentait exactement ce dont il avait parlé. Il insista pour que je me souvienne de la façon dont ce père me jugeait.
« Ton père te connaît dans les moindres détails, et il a de toi une image définitive. Il sait qui tu es et ce que tu fais, et rien sur cette terre ne lui fera changer l’idée qu’il s’est faite de toi. »
Don Juan précisa que tous ceux qui me connaissaient avaient une idée de ce que j’étais, et que par tout ce que j’accomplissais je confirmais cette idée qu’ils avaient de moi : « Ne t’en rends-tu pas compte ? » lança-t-il d’un ton dramatique. « Tu es obligé de renouveler ton histoire personnelle en racontant à tes parents, à ta famille et à tes amis tout ce que tu fais. Par contre, si tu n’avais pas d’histoire personnelle, il n’y aurait pas une seule explication à fournir à qui que ce soit, personne ne serait déçu ou irrité par tes actes. Mais surtout, personne n’essaie de te contraindre avec ses propres pensées. »
Soudain tout devint clair. Sans jamais l’avoir examiné en détail, je l’avais toujours su. Être sans histoire devenait une idée intéressante, tout au moins du point de vue intellectuel ; mais malgré tout elle créait en moi une sensation de solitude que je considérais comme dangereuse et mal venue. J’avais envie d’en parler avec don Juan, mais je me retins, cette situation particulière présentant une incongruité terrible. Je me sentais ridicule parce que j’envisageais de m’engager dans une discussion philosophique avec un vieil Indien qui, sans l’ombre d’un doute, ne possédait pas le « raffinement » d’un étudiant. D’une certaine façon il avait réussi à me détourner de mon intention première qui était de le questionner sur sa généalogie.
« J’ignore comment nous en arrivons à aborder ce sujet », lui avouai-je, « alors que je désire seulement quelques noms pour remplir mes fiches. »
« C’est d’une simplicité effrayante », répondit-il. « Nous en sommes arrivés à ce point parce que j’ai dit que questionner quelqu’un sur son passé constitue une énorme connerie. »
Le ton restait ferme. Je compris qu’il n’y aurait aucun moyen de changer son point de vue, par conséquent je modifiai mon approche.
« Cette idée de ne pas avoir d’histoire personnelle, est-elle particulière aux Yaquis ? »
« C’est ce que moi je fais. »
« Où donc avez-vous appris cela ? »
« Je l’ai appris pendant toute ma vie. »
« Votre père vous l’a-t-il enseigné ? »
« Non. Disons que je l’ai appris par moi-même et que maintenant je vais t’en révéler le secret pour qu’aujourd’hui tu ne partes pas les mains vides. »
Sa voix se mua en un murmure dramatique. J’éclatai de rire. Je dus reconnaître son prodigieux don comique, j’étais en présence d’un acteur-né.
« Écris tout cela », me pressa-t-il d’un ton professoral. « Pourquoi pas ? Tu sembles plus à l’aise pendant que tu écris. »
Je levai la tête et sans aucun doute il remarqua dans mes yeux ma profonde confusion. Il claqua ses mains contre ses cuisses et éclata d’un rire joyeux.
« Il est préférable d’effacer toute histoire personnelle », énonça-t-il lentement comme pour me laisser le temps d’écrire, « parce que cela nous libère des encombrantes pensées de nos semblables. »
Cette déclaration me parut incroyable, une confusion extrême m’envahit. Mon visage traduisit mon émoi intérieur et il en profita sur-le-champ.
« Toi, par exemple, tu ne sais pas quoi penser de moi parce que j’ai effacé ma propre-histoire. Petit à petit, autour de moi et de ma vie j’ai créé un brouillard. Maintenant personne ne peut savoir avec certitude qui je suis ou ce que je fais. »
« Mais vous, vous n’ignorez pas qui vous êtes ? »
« Bien sûr que je l’… ignore », s’exclama-t-il en se roulant par terre de rire à cause de mon expression de totale surprise. Comme pour me laisser croire qu’il allait néanmoins avouer bien se connaître, il observa un long silence. Par cette ruse il me menaçait. La frayeur me gagna.
« Voilà le petit secret que je te révèle aujourd’hui », me confia-t-il à voix basse. « Personne ne connaît ma propre-histoire. Pas même moi. »
Il loucha. Il ne me regardait pas, ses yeux restaient fixés au-delà de moi, par-dessus mon épaule gauche. Assis les jambes croisées, le dos droit, il semblait cependant détendu. À ce moment il était l’image même de la violence. Je l’imaginais en chef indien, en « guerrier peau-rouge » des histoires de mon enfance, et ce romantisme facile me conduisit à d’insidieuses et ambivalentes sensations. Sincèrement je pouvais dire que je l’aimais et du même souffle avouer qu’il m’inspirait une frayeur mortelle. Il conserva son étrange regard pendant un moment.
« Comment savoir qui je suis alors que je suis tout cela », dit-il en désignant de la tête tout ce qui l’entourait. Il me jeta un coup d’œil en souriant.
« Petit à petit tu dois créer un brouillard autour de toi. Il faut que tu effaces tout autour de toi jusqu’à ce que rien ne puisse plus être certain, jusqu’à ce que rien n’ait plus aucune certitude, aucune réalité. Actuellement ton problème réside en ce que tu es trop réel. Tes entreprises sont trop réelles, tes humeurs sont trop réelles. Ne prends absolument rien comme allant de soi. Il faut que tu commences par t’effacer toi-même. »
« Et dans quel but ? » demandai-je agressivement.
À ce point, il était clair qu’il m’indiquait la conduite à suivre. Au cours de ma vie j’avais été tenté de rompre chaque fois que quelqu’un se permettait de me dire comment je devais agir, et la seule pensée d’un conseil de ce genre me mettait instantanément sur la défensive.
« Tu déclaras vouloir apprendre ce qui touche aux plantes », continua-t-il calmement. « Espères-tu avoir quelque chose pour rien ? Où donc penses-tu être ? Nous avons été d’accord, tu pouvais me questionner, je te disais ce que je savais. Si cette situation ne te plaît pas nous n’avons plus rien à nous dire. »
Sa terrible franchise m’irritait, à regret je devais admettre qu’il avait raison.
« En somme, tu veux en savoir plus sur les plantes, mais puisqu’on ne peut rien en dire il faut, entre autres choses, que tu effaces ta propre-histoire. »
« Et comment ? »
« Commence par les choses simples. Par exemple ne dis pas ce que tu fais. Ensuite il faut que tu abandonnes tous ceux qui te connaissent bien. Ainsi tu créeras un brouillard autour de toi. »
« Mais c’est absurde. Pourquoi les gens ne devraient-ils pas me connaître ? Qu’y a-t-il de mal à cela ? »
« Le mal est qu’une fois qu’ils te connaissent tu deviens pour eux quelque chose qui va de soi, et alors tu n’es plus capable de trancher le cours de leurs pensées. Personnellement, j’aime l’ultime liberté de rester inconnu. Personne par exemple ne me connaît avec certitude à la manière dont les gens te connaissent. »
« Mais cela revient à mentir. »
« Mensonge ou vérité m’importent peu », trancha-t-il avec sévérité. « Les mensonges sont des mensonges seulement pour qui a une histoire personnelle. »
Je débattis ce point en avançant que je n’aimais pas mystifier les gens, ni les tromper délibérément. Il répondit que de toute façon je trompais tout le monde. Le vieil homme avait mis le doigt sur une plaie purulente de ma vie. Je ne pris pas le temps de lui demander ce qu’il voulait dire, ni comment il savait que je trompais les gens en permanence, je réagis en essayant de me défendre par une explication. Je déclarai savoir parfaitement, et cela me causait une profonde peine, que mes parents et mes amis ne me faisaient aucune confiance alors que jamais dans ma vie je n’avais menti.
« Tu as toujours su mentir. Il te manquait seulement de savoir pourquoi. Maintenant tu le sais. »
Je m’insurgeai.
« Ne voyez-vous pas combien j’en ai assez de constater que les gens ne me font jamais confiance ? »
« Mais on ne peut pas compter sur toi », répliqua-t-il d’un ton convaincu.
« Nom de Dieu ! On peut compter sur moi ! »
Mon humeur, au lieu de le rendre sérieux, le jeta dans un rire quasi hystérique. Je haïs ce vieux plein de suffisance. Malheureusement, il avait raison. Lorsque je repris mon calme, il continua :
« Si on n’a pas d’histoire personnelle, rien de ce qu’on dit ne peut être considéré comme un mensonge. Ton problème est de tout vouloir expliquer à tout le monde, mais du même coup tu voudrais garder la fraîcheur, la nouveauté de ce que tu fais. Eh bien, une fois que tu as expliqué tout ce que tu fais, tu n’arrives plus à te passionner et pour pouvoir continuer, tu mens. »
La tournure de notre conversation me déroutait. Je notai de mon mieux tous les détails de notre échange, en me concentrant sur ce qu’il disait, plutôt que de l’interrompre pour discuter de mes torts ou du sens de ses propos.
« À partir de maintenant », continua-t-il, « il faut que tu ne révèles aux gens que ce que tu as envie de leur dire, mais jamais tu ne dois leur raconter exactement comment tu y es parvenu. »
« Je ne sais pas comment garder un secret, ce que vous me conseillez est donc inutile. »
« Alors, change ! » lança-t-il sèchement avec un éclair de violence dans les yeux. Il ressemblait à un étrange animal sauvage, et malgré tout ses pensées et ses déclarations restaient parfaitement cohérentes. Mon ennui fit place à une confusion des plus énervantes.
« Vois-tu », reprit-il, « nous avons une seule alternative. Ou bien nous prenons tout comme allant de soi, comme réel, ou bien nous adoptons le point de vue contraire. Si nous suivons la première proposition, nous parvenons à l’ennui mortel, du monde et de nous-mêmes. Avec le second choix, ce qui suppose que nous effacions notre propre-histoire, nous créons le brouillard autour de nous. C’est une situation mystérieuse et passionnante; personne ne sait d’où va sortir le lapin, pas même nous. »
J’avançai l’idée qu’effacer sa propre-histoire risquait d’accroître notre impression d’insécurité.
« Lorsque rien n’est certain, nous restons en alerte, nous sommes en permanence prêts au départ. Il est plus excitant de ne pas savoir dans quel buisson se cache le lapin que de se conduire comme si nous savions tout. »
Il garda le silence pendant assez longtemps, au moins une heure durant. Je ne savais que dire. Enfin il se leva et me demanda de le conduire à la ville voisine.
Cette conversation m’avait curieusement épuisé. Le sommeil m’envahissait. En chemin il me fit stopper et me dit que si je désirais me détendre il me fallait aller sur le plateau qui formait le sommet d’une proche colline, et là m’allonger à plat ventre, la tête dirigée vers l’est. Il semblait pressé, je n’avais pas envie de protester et j’étais peut-être trop fatigué pour parler. Je grimpai la pente et fis ainsi qu’il me l’avait ordonné. Mon sommeil ne dura que deux à trois minutes mais assez pour renouveler mes énergies. Nous allâmes jusqu’au centre de la ville. Là il me demanda de le laisser.
« Reviens », dit-il en descendant de la voiture. « Sois sûr de revenir. »
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)