Don Genaro revint vers midi et à la suggestion de don Juan nous allâmes en voiture vers la chaîne de montagnes où j’avais passé le jour précédent. Nous montâmes le long de la piste que j’avais suivie deux jours auparavant, mais au lieu de nous arrêter sur le haut plateau nous continuâmes sur un sentier encore plus raide pour arriver au sommet d’une basse chaîne de montagnes et de là descendre vers une vallée plate. Nous fîmes étape au sommet d’une colline. Don Genaro avait choisi l’endroit. Machinalement je m’assis – comme toujours en leur compagnie – en formant un triangle, don Juan à ma droite et don Genaro à ma gauche. Les broussailles du désert brillaient agréablement à la suite d’une averse de printemps.
« Genaro va te dire quelque chose », déclara tout à coup don Juan. « Il va te parler de sa première rencontre avec l’allié. N’est-ce pas là ton intention, Genaro ? »
Sa voix avait quelque chose d’enjôleur. Don Genaro me regarda et resserra les lèvres jusqu’à transformer sa bouche en un trou rond. Il recourba sa langue contre son palais et comme pris de spasmes se mit à ouvrir et à fermer sa bouche. Don Juan le dévisagea et éclata de rire. Je ne savais que penser.
« Que fait-il ? demandai-je à don Juan. »
« Il est une poule. »
« Une poule !? »
« Regarde, regarde sa bouche. C’est le cul d’une poule et elle va pondre un œuf. »
Les spasmes de la bouche de don Genaro s’accélérèrent. Il avait dans les yeux un regard étrange, un regard de fou. Sa bouche s’ouvrit comme si ses contractions élargissaient le trou rond. Il émit de la gorge un son croassant, replia les bras sur la poitrine, les mains tournées contre son corps, et sans plus de cérémonie expectora un crachat.
« Sacré nom ! Ce n’était pas un œuf », s’exclama-t-il l’air vraiment déçu.
La posture de son corps et son expression étaient si comiques que je ne pus m’empêcher de rire.
« Maintenant que Genaro a presque pondu un rouf, peut-être te racontera-t-il sa première rencontre avec son allié », insista don Juan.
« Peut-être », laissa tomber don Genaro sans marquer un enthousiasme excessif.
Je le suppliai de me raconter cela. Il se leva, étira ses bras et son dos. Ses articulations craquèrent. Puis il se rassit.
« Lorsque j’ai eu ma première empoignade avec l’allié, j’étais jeune, commença-t-il. Je m’en souviens. C’était tôt dans l’après-midi. J’avais travaillé aux champs depuis le lever du jour et je revenais chez moi. Tout à coup l’allié surgit de derrière un buisson et me bloque le passage. Il m’avait attendu et m’invitait à me battre avec lui. J’ai décidé de passer à côté et de le laisser tranquille, mais soudain j’ai eu l’impression que j’étais assez fort pour l’empoigner. Malgré tout j’avais peur. Un frisson parcourut mon dos et mon cou est devenu comme du bois. Soit dit en passant, c’est toujours le signe que tu es prêt, je veux dire, quand ton cou devient dur. »
Il ouvrit sa chemise et me montra son cou. Il durcit les muscles de son dos, de sa nuque et de ses bras. Je remarquai le remarquable développement de sa musculature. Ce fut comme si l’évocation de cette rencontre avait tendu chaque muscle de son torse.
« Dans une telle situation », reprit-il, « il faut toujours fermer ta bouche. »
Il se tourna vers don Juan et dit :
« Pas vrai, Juan ? »
« Oui », répondit celui-ci. « Le coup que l’on reçoit lorsqu’on empoigne l’allié est tel qu’on pourrait se mordre la langue ou se casser les dents. On doit avoir le corps droit, bien en équilibre, et les pieds bien plantés sur le sol. »
Don Genaro se leva pour me montrer cette position : le corps légèrement fléchi aux genoux, les bras pendant de chaque côté avec les doigts un peu courbés. Il semblait détendu et cependant solidement ancré au sol. Il conserva un moment cette position et quand je crus qu’il allait s’asseoir, il s’élança en avant en un saut prodigieux comme s’il avait eu des ressorts sous les talons. Son mouvement fut si soudain que je tombai sur le dos, et en tombant j’eus l’impression très nette qu’il avait saisi un homme ou quelque chose ayant forme humaine.
Je me rassis. Don Genaro maintenait une exceptionnelle tension dans son corps, puis tout à coup il relâcha ses muscles et recula jusqu’à l’endroit où il avait été assis. Il reprit place.
« Carlos vient de voir son allié, juste à l’instant, remarqua calmement don Juan. Mais il est encore faible, et il est tombé à la renverse. »
« Est-ce vrai ? » me demanda don Genaro avec une feinte naïveté et en élargissant les narines.
Don Juan lui confirma que j’avais « vu » l’allié. À nouveau don Genaro sauta en avant avec une force telle que je tombai sur le flanc. Le saut s’accomplit si rapidement qu’il me fut impossible de savoir comment de sa position assise il s’était dressé sur ses pieds pour sauter en avant. Tous deux éclatèrent de rire et don Genaro transforma le sien en un parfait hurlement de coyote.
« Ne crois pas qu’il te faille sauter aussi bien que Genaro pour arriver à agripper ton allié », déclara don Juan en guise de commentaire. « Genaro saute si bien parce que son allié l’aide. Pour encaisser le coup porté par l’allié tu as seulement besoin d’être fermement planté sur le sol. Il faut que tu t’installes dans la position que Genaro t’a montrée avant de sauter, ensuite tu dois sauter et empoigner l’allié. »
« Avant de faire ça, intervint don Genaro, il faut qu’il embrasse sa médaille. »
D’un air de gravité feinte, don Juan précisa que je ne portais pas de médaille.
« Et ses carnets de notes ? insista don Genaro. Il faut qu’il fasse quelque chose avec ses carnets, qu’il les mette quelque part avant de sauter. Ou peut-être doit-il se servir de ses carnets pour taper sur l’allié. »
« Que je sois pendu ! s’exclama don Juan avec une évidente surprise. Jamais je n’aurais pensé à ça. Je parie que c’est la première fois qu’un allié sera mis à terre à coups de carnets. »
Une fois passés les rires de don Juan et les hurlements de don Genaro, nous fûmes tous de très bonne humeur.
« Que s’est-il passé lorsque vous avez empoigné votre allié, don Genaro ? demandai-je. »
« J’ai reçu une terrible décharge », répondit-il après un moment d’hésitation pendant lequel il sembla ordonner ses pensées. « Jamais je n’avais imaginé que ça se passerait ainsi. C’était quelque chose, quelque chose, quelque chose… cela ne ressemblait à rien. Une fois que je l’ai attrapé, nous avons tourné en rond. L’allié m’a fait tourbillonner, mais je ne desserrais pas mon étreinte. Nous avons virevolté en l’air, avec une telle force et une telle vitesse que je ne pouvais plus rien voir. Tout devenait brumeux. Le tournoiement n’arrêtait pas. Soudain je sens que je suis de nouveau sur mes pieds. Je regarde mon corps. L’allié ne m’avait pas tué. J’étais encore d’un seul tenant. J’étais moi-même ! Alors j’ai su que j’avais réussi. Enfin j’avais un allié. Je sautais de joie. Quelle sensation ! Quelle sensation c’était !
« Alors j’ai regardé autour de moi pour voir où je me trouvais. Les environs m’étaient inconnus. Je pensais que l’allié m’avait transporté à travers les airs et m’avait laissé tomber très loin de l’endroit où nous avions commencé à tourbillonner. Je me suis orienté. Je pensais que ma maison était à l’est et j’ai commencé à marcher dans cette direction. Il était encore tôt. La rencontre avec l’allié n’avait pas duré longtemps. Très rapidement j’ai trouvé une piste et alors j’ai vu s’avancer un groupe d’hommes et de femmes. C’était des indiens. Je les ai pris pour des Indiens Mazatèques. Ils m’entourent et me demandent où je vais. “Je vais à Ixtlan, leur dis-je. – Tu es perdu ? demanda quelqu’un. – Oui, dis-je, pourquoi ? Parce que Ixtlan ce n’est pas par là. Ixtlan est de l’autre côté. – Nous allons là-bas, dit quelqu’un d’autre. – Viens avec nous, dirent-ils tous, nous avons de quoi manger.” »
Don Genaro se tut et me regarda comme s’il attendait une question.
« Et alors, que s’est-il passé ? demandai-je. Les avez-vous accompagnés ? »
« Non, pas du tout », répondit-il. « Parce qu’ils n’étaient pas réels. Je le savais dès le début, depuis le moment où ils sont arrivés. Il y avait quelque chose dans leurs manières, dans leur gentillesse qui les trahissait, spécialement quand ils m’ont demandé d’aller avec eux. Donc je me suis enfui en courant. Ils m’ont appelé en me suppliant de revenir. Leurs demandes me harcelaient mais je continuais à les fuir en courant. »
« Qui étaient-ils ? demandai-je. »
« Des gens », répliqua sèchement don Genaro. « Excepté qu’ils n’étaient pas réels. »
« C’étaient comme des apparitions », expliqua don Juan. « Comme des fantômes. »
« Après avoir attendu un moment, continua don Genaro, j’ai repris confiance. Je savais que Ixtlan était dans la direction où j’allais. Et alors j’ai vu deux hommes descendre la piste vers moi. Eux aussi avaient l’air de Mazatèques. Ils conduisaient un âne chargé de bois. Ils me croisent et marmonnent “Bon après-midi. – Bon après-midi”, dis-je en continuant à marcher. Ils ne font pas attention à moi et vont leur chemin. Je ralentis et me retourne pour les regarder. Ils s’éloignent sans s’occuper de moi. Ils semblaient être réels. J’ai couru derrière eux en criant “Attendez-moi ! Attendez-moi !”. Ils arrêtent leur âne et se placent chacun d’un côté pour défendre son chargement. »
« “Je suis perdu dans ces montagnes, leur dis-je, dans quelle direction se trouve Ixtlan ?” Ils m’indiquent la direction qu’ils prenaient eux-mêmes. “Tu es très loin, dit l’un d’eux, c’est de l’autre côté des montagnes. Il te faudra quatre à cinq jours pour y arriver.” » Puis ils reprennent leur marche. J’avais l’impression que c’étaient de vrais Indiens et les ai suppliés de me laisser les accompagner.
« Nous avons cheminé ensemble pendant un moment et alors l’un d’eux a sorti son ballot de nourriture et m’en a donné un peu. Je me suis figé sur place. La façon dont il m’offrait à manger était étrange, terriblement étrange. Mon corps a été effrayé, et j’ai sauté en arrière pour m’enfuir en courant. Ils me criaient que j’allais mourir dans ces montagnes si je ne restais pas avec eux, et voulaient m’enjôler pour que je revienne. Leurs appels aussi me harcelaient, mais j’ai pris mes jambes à mon cou.
« J’ai recommencé à marcher. Je savais que j’allais vers Ixtlan et que ces fantômes essayaient de m’attirer en dehors du chemin. »
« J’en avais compté huit, ils devaient savoir que ma détermination était inébranlable. Ils s’étaient arrêtés au bord du chemin et me suivaient avec des yeux suppliants. La plupart ne disaient rien, mais les femmes étaient plus hardies et m’imploraient pour que je les suive. Certaines me montraient même de la nourriture et des objets qu’elles vendaient au bord de la route comme d’innocentes marchandes. Je ne me suis pas arrêté ; je ne les regardai même pas.
« Tard dans l’après-midi, je suis arrivé dans une vallée qui me semblait familière. Je pensais que j’étais déjà venu en cet endroit, et si c’était vrai, je me trouvais au sud d’Ixtlan. Je cherchais des repères pour m’orienter un peu mieux, et c’est alors que j’aperçois un petit Indien qui gardait des chèvres. Il devait avoir sept ans ; il était habillé exactement comme je l’avais été au même âge. En fait il me faisait penser à moi quand je gardais les deux chèvres de mon père.
« Je l’observe pendant un moment. Il parlait tout seul comme j’en avais l’habitude à son âge ; il parlait aussi à ses chèvres. J’en ai conclu que c’était un excellent berger. Il était minutieux et attentif. Il ne flattait pas ses chèvres, mais il n’était pas cruel avec elles.
« Je me décide à l’appeler. Quand il entend ma voix il sursaute et s’enfuit jusqu’à un rebord d’où il pouvait me regarder derrière les rochers tout en se cachant. Il semblait prêt à détaler pour sauver sa vie. Je l’aimais bien. Il semblait effrayé et cependant se débrouillait pour pousser ses chèvres hors de ma vue.
« Je me suis adressé à lui pendant longtemps. Je dis que j’étais perdu et que je ne savais pas comment me rendre à Ixtlan. Je lui demande le nom de l’endroit où nous nous trouvons, et il me nomme l’endroit où je pensais être arrivé. Cela m’a rendu vraiment heureux. Je savais que je n’étais plus perdu et je m’émerveillais en pensant au pouvoir de mon allié qui avait réussi en si peu de temps à transporter mon corps si loin, en moins de temps qu’il n’en faut pour cligner de l’œil.
« Je remercie l’enfant et reprends ma marche. Comme si de rien n’était, il sort de sa cachette, rassemble ses chèvres et les guide le long d’une piste presque invisible qui devait conduire au fond de la vallée. J’appelle le garçon. Il ne s’échappe pas. J’avance vers lui et lorsque je suis trop près, il saute dans les buissons. Je le félicite de tant de prudence et je le questionne. “Où conduit cette piste ? – En bas, dit-il. – Y a-t-il beaucoup de maisons là-bas ? – Non, une seule. – Où sont les autres maisons ?” D’un geste indifférent il me montre l’autre côté de la vallée. Puis il commence à descendre la piste avec ses chèvres.
« “Attends un peu, lui dis-je. Je suis très fatigué et j’ai faim. Conduis-moi chez tes parents. »
« Je n’ai pas de parents”, dit-il, ce qui m’a frappé.
« J’ignore pourquoi, mais sa voix me faisait hésiter. Le garçon remarque mon hésitation, s’arrête et se tourne vers moi. »
« “Il n’y a personne dans ma maison, dit-il. Mon oncle est parti et sa femme est aux champs. Il y a beaucoup à manger, beaucoup. Suivez-moi.” »
« Je me sentais presque triste. L’enfant était lui aussi un fantôme. Le ton de sa voix et son impatience l’avaient trahi. Les fantômes essayaient de m’avoir, mais je n’avais pas peur. J’étais encore engourdi à cause de ma rencontre avec l’allié. J’avais envie de me mettre en colère contre l’allié ou contre les fantômes, mais d’une certaine manière je n’arrivais plus à me mettre en colère comme je le faisais avant, alors je n’ai plus essayé. Puis j’ai voulu être triste parce que j’avais aimé ce petit garçon, mais je n’y arrivais pas, alors j’ai renoncé à cela aussi.
« Tout à coup je me suis rendu compte que j’avais un allié et que ces fantômes ne pouvaient rien contre moi. J’ai suivi le garçon le long de la piste. D’autres fantômes ont surgi à l’improviste en essayant de me faire trébucher dans le précipice. Mais ma volonté était plus forte qu’eux. Ils ont dû sentir ça, car ils ont cessé de me tourmenter. Après un moment ils sont simplement restés au bord du sentier et de temps à autre quelques-uns d’entre eux bondissaient dans ma direction mais je les arrêtais par ma volonté. Puis ils ont cessé pour de bon de m’importuner. »
Don Genaro resta longtemps silencieux.
Don Juan me regarda.
« Et ensuite, don Genaro, que s’est-il passé ? »
« J’ai continué à marcher », répondit-il tout bonnement.
Il semblait avoir fini son récit, il ne voulait plus rien y ajouter. Je lui demandai si le fait qu’on lui ait offert à manger indiquait qu’il s’agissait de fantômes. Il ne répondit pas. Je m’avançai davantage en voulant savoir si les Indiens Mazatèques avaient coutume de dire qu’ils n’avaient pas de nourriture ou s’ils s’y intéressaient grandement.
Il déclara que le ton de leur voix, leur précipitation pour tenter de l’attirer et la façon avec laquelle ces fantômes parlaient de nourriture constituaient des indices – et qu’il le savait parce que son allié l’aidait. Il m’assura que seul il n’aurait jamais remarqué ces particularités.
« Ces fantômes étaient-ils des alliés, don Genaro ? demandai-je. »
« Non. C’étaient des gens. »
« Des gens ? Mais vous venez de dire que c’étaient des fantômes. »
« J’ai dit qu’ils n’étaient plus réels. Après ma rencontre avec l’allié plus rien n’était réel. »
Pendant longtemps aucun de nous ne parla.
« Quel à été le résultat final de cette expérience, don Genaro ? demandai-je. »
« Le résultat final ? »
« Je veux dire, quand et comment êtes-vous enfin arrivé à Ixtlan ? »
Ils éclatèrent de rire tous les deux à la fois.
« Alors, pour toi, c’est ça le résultat final ! remarqua don Juan. Disons que le voyage de Genaro n’a pas eu de résultat final. Jamais il n’y aura de résultat final. Genaro est toujours en route pour Ixtlan ! »
Don Genaro me jeta un coup d’œil perçant et tourna ensuite la tête pour regarder au loin, vers le sud.
« Jamais je n’atteindrai Ixtlan », dit-il.
Sa voix était ferme mais douce, presque un murmure.
« Cependant, j’ai l’impression… parfois j’ai l’impression que je n’en suis qu’à un pas. Pourtant, jamais je n’y arriverai. Dans mon voyage je ne découvre même pas les repères familiers que je connaissais. Rien n’est plus pareil. »
Don Juan et don Genaro se regardèrent. Quelque chose de triste émanait de leurs regards.
« Dans mon voyage à Ixtlan je ne découvre que des voyageurs fantômes », dit-il doucement.
Je regardai don Juan. Je n’avais pas compris.
« Tous ceux que Genaro rencontre sur sa route vers Ixtlan ne sont que des êtres éphémères », expliqua don Juan. « Toi, par exemple, tu es un fantôme. » « Tes sentiments et ton impatience sont celles de ces gens. C’est pour cette raison qu’il dit que dans son voyage à Ixtlan il ne rencontre que des voyageurs fantômes. »
Soudain je me rendis compte que ce voyage de don Genaro n’était qu’une métaphore.
« Votre voyage à Ixtlan n’est donc pas réel, dis-je. »
« Il est réel », répliqua don Genaro. « Les voyageurs ne sont pas réels. »
D’un hochement de tête il désigna don Juan et déclara avec emphase :
« C’est le seul qui soit réel. » « Le monde est réel seulement lorsque je suis avec celui-là. »
Don Juan eut un sourire.
« Genaro t’a raconté son histoire », dit-il, « parce que hier tu as stoppé-le-monde et qu’il pense aussi que tu as vu, mais tu es un tel idiot que tu ne le sais pas toi-même. » « Je n’arrête pas de lui dire que tu es étrange et que tôt ou tard tu verras. » « De toute façon à ta prochaine rencontre avec l’allié, si pour toi il y a prochaine rencontre, il te faudra te battre avec lui et l’apprivoiser. » « Si tu survis au choc, et ça j’en suis certain car tu es fort et tu vis comme un guerrier, tu te retrouveras vivant sur une terre inconnue. » « Alors, comme c’est naturel pour nous tous, la première chose que tu voudras faire sera de revenir chez toi, à Los Angeles. » « Mais il n’y a pas de retour à Los Angeles. Ce que tu y as laissé est mort pour toujours. » « Alors bien sûr, tu seras un sorcier. Mais ça ne t’aidera pas. » « À ce moment-là ce qui devient important pour nous c’est que tout ce que nous aimons, haïssons ou désirons est laissé en arrière. » « Cependant les sentiments d’un homme ne meurent ni ne changent, et le sorcier s’engage sur le chemin du retour en sachant qu’il n’atteindra jamais cet endroit, en sachant qu’aucun pouvoir sur cette terre, pas même sa mort, ne le conduira à l’endroit, aux choses, aux gens qu’il aimait. » « C’est ça que t’a raconté Genaro. »
L’explication de don Juan eut un effet catalyseur ; l’histoire de don Genaro me frappa soudain lorsque je la rapprochai de ma propre vie.
« Et les gens que j’aime ? demandai-je à don Juan, que leur arrivera-t-il ? »
« Ils seront tous laissés en arrière », répondit-il.
« Mais n’aurais-je aucun moyen pour les retrouver ? Pourrai-je les sauver, les prendre avec moi ? »
« Non. Ton allié te projettera, toi et toi seul, dans des mondes inconnus. »
« Mais je pourrai revenir à Los Angeles, n’est-ce pas ? Je pourrai prendre l’autobus ou l’avion pour y aller ? Los Angeles sera toujours là ? »
« Bien sûr », dit don Juan en riant, « et Manteca aussi, et Temecula et Tucson aussi. »
« Et Tecate », ajouta très sérieusement don Genaro.
« Et Piedras Negras et Tranquitas », dit don Juan en souriant.
Don Genaro continua à énumérer des noms de villes, et don Juan aussi, et ils poursuivirent en citant les plus incroyables et les plus amusants noms de villes et de villages.
« Le fait de tournoyer avec ton allié changera ton idée du monde », reprit enfin don Juan. « Cette idée est tout, et lorsqu’elle change, le monde lui-même change. »
Il me rappela qu’une fois je lui avais lu un poème, et voulut que je le lui récite. Il me souffla les premiers mots, et alors je me souvins de lui avoir lu quelques poèmes de Juan Ramón Jiménez. Celui qu’il évoquait avait pour titre : El Viaje definitivo (Le Voyage définitif). Je le récitai :
… et je m’en irai. Mais les oiseaux resteront, chanteront,
et mon jardin restera, avec son arbre vert,
avec son puits d’eau.
Bien des après-midis les cieux seront calmes et bleus,
et dans le beffroi les cloches carillonneront,
comme elles carillonnèrent cet après-midi même.
Ceux qui m’aimaient disparaîtront,
et chaque année la ville se renouvellera.
Mais mon esprit errera toujours nostalgique
dans le même coin caché de mon jardin fleuri.
« C’est de cette impression que parle Genaro », commenta don Juan. « Pour être sorcier un homme doit être passionné. » « Un homme passionné a des attaches terrestres et des choses qui lui sont chères, à tout le moins le sentier qu’il suit. »
« C’est précisément ce que Genaro t’a raconté avec son histoire. » « Genaro a abandonné sa passion à Ixtlan, sa maison, son peuple, toutes les choses auxquelles il tenait. » « Et maintenant il vagabonde dans ses sentiments. Parfois, comme il le dit, il atteint presque Ixtlan. Nous partageons tous cette impression. » « Pour Genaro, c’est Ixtlan. Pour toi, ce sera Los Angeles. Pour moi… »
Je ne voulais pas que don Juan me parle de lui et comme s’il avait lu ma pensée, il s’arrêta. Don Genaro soupira et paraphrasa le premier vers du poème.
« Je partis. Et les oiseaux restèrent, chantant. »
Pendant un instant je ressentis une vague d’agonie et une solitude indescriptible qui nous recouvrit tous trois. Je regardai don Genaro et je sus qu’étant un homme passionné, il devait avoir eu des attaches sentimentales avec quantité de choses auxquelles il tenait, et qu’il avait laissées derrière lui. J’eus l’impression très nette qu’à ce moment le souvenir devenait si intense que don Genaro était sur le point de pleurer. Je détournai précipitamment mon regard. La passion de don Genaro, sa suprême solitude firent jaillir des larmes de mes yeux. Je jetai un coup d’œil vers don Juan. Il me fixait du regard.
« Seul un guerrier peut survivre au chemin de la connaissance », dit-il, « car l’art du guerrier consiste à équilibrer la terreur d’être un homme avec la merveille d’être un homme. »
Je dévisageai l’un puis l’autre. Leurs yeux étaient clairs, paisibles. Ils avaient suscité une terrible vague de nostalgie et au moment où ils semblaient submergés par leur passion ils en contenaient le flot. Pendant un instant je crus voir. Je vis la solitude de l’homme pareille à une vague gigantesque qui se serait figée juste devant moi, retenue par le mur invisible d’une métaphore. Ma tristesse était si accablante que je me sentais euphorique. Je les embrassai.
Don Genaro sourit et se leva. Don Juan se leva et posa sa main sur mon épaule.
« Nous allons te laisser ici », dit-il. « Fais ce que tu penses devoir faire. L’allié t’attendra à la lisière de cette plaine. »
Il désigna la vallée lointaine et sombre.
« Si tu as l’impression que le moment n’est pas encore venu, annule ce rendez-vous. On ne gagne rien à forcer l’issue. Si tu désires survivre, il te faut avoir une clarté de cristal et être absolument sûr de toi. »
Don Juan s’éloigna sans me regarder, mais don Genaro se retourna par deux fois et d’un clin d’œil et d’un signe de la tête me pressa d’aller de l’avant. Je les regardai jusqu’au moment où ils disparurent au loin, puis je revins à ma voiture et partis. Je savais que mon temps n’était pas venu, pas encore.
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)