Stopper-le-monde

Le lendemain dès mon réveil j’assaillis don Juan de mes questions. Il cassait du bois derrière la maison ; don Genaro était absent. Il me répondit qu’il n’avait rien à me dire. Il remarqua néanmoins que j’avais réussi à rester à l’écart, que j’avais observé don Genaro « nageant par terre » sans désirer et exiger quelque explication que ce soit, mais que je n’avais pas compris ce qui se passait à cause de ma retenue. Puis, après la disparition de la voiture, je m’étais enfermé dans la recherche d’explications logiques, et cela aussi ne m’avait pas aidé. Je déclarai que mon insistance à chercher des explications ne constituait pas une attitude que j’aurais décidée moi-même arbitrairement pour rendre tout difficile, mais qu’elle était si profondément ancrée en moi qu’elle dominait toute autre considération.
« C’est comme une maladie », ajoutai-je.
« Il n’y a pas de maladie », constata-t-il calmement. « Il y a uniquement du laisser-aller. » « Tu te laisses aller à tenter de tout expliquer. Dans ton cas les explications sont devenues inutiles. »
J’insistai sur le fait que je ne pouvais fonctionner que dans des conditions d’ordre et de compréhension. Je fis aussi remarquer que j’avais sérieusement changé ma personnalité depuis que nous étions ensemble et que ce qui m’avait permis de changer était d’avoir pu m’expliquer les raisons qu’il y avait de changer. Il eut un rire discret et garda longtemps le silence.
« Tu es très intelligent », dit-il. « Tu reviens toujours là où tu as été. Cependant cette fois tu es fini. Tu n’as plus un endroit où revenir. Je ne t’expliquerai plus jamais rien. Ce que don Genaro t’a fait hier, il l’a fait à ton corps, donc laisse ton corps décider de quoi il s’agit. »
Bien qu’amical son ton de voix restait inhabituellement détaché et cela causa en moi une impression de solitude envahissante. Je lui fis part de ma tristesse. Il eut un sourire, et il posa ses doigts sur ma main.
« Nous sommes tous deux des êtres qui vont mourir », dit-il avec douceur. « Il n’y a plus de temps pour ce que nous avons fait jusqu’à présent. » « Maintenant tu dois te servir de tout le ne-pas-faire que je t’ai appris, et stopper-le-monde. »

Il saisit de nouveau ma main. Son contact était ferme et amical, comme pour m’assurer qu’il continuait à s’occuper de moi et me conservait son affection, mais il me signifiait en même temps une indiscutable détermination.
« Ceci est mon geste pour toi », continua-t-il en gardant pendant un moment sa main serrée contre la mienne. « Maintenant il faut que tu ailles seul dans ces montagnes amies. »
Du menton il désigna les montagnes lointaines vers le sud-est. Il me précisa que je devrais rester là-bas jusqu’à ce que mon corps me dise de partir, et alors seulement de revenir chez lui. Il ajouta qu’il ne désirait ni un mot de ma part ni que je tarde davantage. Gentiment il me poussa vers ma voiture.
« Que dois-je faire là-bas ? »
Il ne répondit pas mais me regarda en hochant la tête.
« Ça, c’est fini maintenant », dit-il enfin.
Puis il désigna le sud-est du doigt.
« Va là-bas », ordonna-t-il sèchement.
Je roulai sur ces routes que j’avais si souvent parcourues en sa compagnie. J’allai tout d’abord au sud, puis vers l’est. Je quittai ma voiture vers la fin de la route de terre et suivis la piste familière jusqu’au haut plateau. Je ne savais vraiment pas que faire. Je déambulai en cherchant du regard un endroit où me reposer. Soudain je perçus une zone à ma gauche. La composition chimique du sol semblait différente à cet endroit, mais lorsque j’y concentrai mon regard, rien ne signala une différence. À quelques mètres de là je m’arrêtai et tentai de « sentir » ainsi que don Juan me l’avait toujours recommandé. Je conservai cette immobilité pendant une heure environ et mes pensées s’apaisèrent peu à peu. Bientôt je cessai tout dialogue intérieur. Alors j’éprouvai une sensation de contrariété ; cette impression semblait exister uniquement dans mon estomac et elle augmentait lorsque je faisais face à cet endroit. Il me dégoûtait, j’avais envie de m’en éloigner. Les yeux croisés je balayai les environs et après une courte marche j’arrivai près d’un large rocher plat. Je m’arrêtai. Je n’y détectai ni couleur ni brillance particulière, et cependant il me plut. Mon corps se sentait bien, je ressentais un confort physique réel et pendant un moment je m’assis. Ne sachant que faire, je vagabondai toute la journée sur le haut plateau et dans les montagnes environnantes. Au crépuscule je revins vers le rocher plat. Je savais qu’à cet endroit je pouvais passer la nuit en toute sécurité. Le jour suivant je m’enfonçai dans les montagnes qui se dressaient plus à l’est et vers la fin de l’après-midi j’abordai un plateau plus élevé. Je crus reconnaître l’endroit. Je fis un tour d’horizon pour m’orienter, mais aucun des sommets environnants ne me parut familier. Après avoir soigneusement choisi un lieu adéquat, je m’assis pour me reposer au bord d’une zone rocheuse dénudée. Là il faisait chaud et je baignais dans la paix. Je pris ma gourde pour manger, elle était vide. Je bus un peu d’eau, une eau tiède et saumâtre. Il ne me restait plus qu’à rentrer chez don Juan, et je me demandai si je devais ou non partir sur-le-champ. Je m’allongeai sur le ventre le menton dans les mains. Je me sentis mal à l’aise et changeai de position à plusieurs reprises jusqu’à ce que je fusse face à l’ouest. Le soleil était déjà très bas. Mes yeux étaient fatigués. Je regardai par terre et je vis un gros scarabée noir. Il sortait de derrière un caillou en poussant une boule de bouse deux fois plus grosse que lui. Ma présence ne semblait pas le déranger le moins du monde ; il continua à pousser sa charge par-dessus des pierres et des racines, au travers des dépressions et des protubérances du sol. Pour autant que je le susse le scarabée ignorait ma présence. Mais tout à coup je pensai qu’il n’y avait aucun moyen d’en être certain, et j’échafaudai sur cette constatation une suite d’évaluations rationnelles sur la nature du monde de l’insecte par rapport au mien. Nous étions dans le même monde, mais sans aucun doute le monde n’était pas le même pour chacun de nous. L’observation du scarabée m’absorba entièrement et je restai émerveillé par la force colossale qu’il lui fallait déployer pour pousser sa charge par-dessus des cailloux et à travers des crevasses. Je l’observai pendant longtemps jusqu’au moment où je réalisai qu’un imposant silence régnait autour de moi. Seul le vent sifflait entre les branches et les feuilles des broussailles. Je levai les yeux, me tournai à gauche d’un mouvement rapide et involontaire et vis en un éclair une ombre pâle ou un tremblotement sur un rocher voisin. Tout d’abord je prêtai peu d’attention à cette image fugitive, mais soudain je me rendis compte que cette ombre s’était manifestée à ma gauche. Je me retournai soudainement vers la gauche et vis alors très clairement l’ombre sur le rocher. J’eus l’impression, plutôt étrange, que cette ombre glissait sur-le-champ vers le sol, qui l’absorbait comme un buvard boit une tache d’encre. Un frisson parcourut mon échine. Je venais de penser que la mort m’observait, et observait aussi le scarabée. Je cherchai l’insecte sans pouvoir le trouver. Il avait dû arriver à destination et laisser glisser son fardeau dans un trou. Je posai ma tête sur le rocher parfaitement poli. Le scarabée émergea d’un trou profond et s’arrêta à quelques centimètres de mon visage. Pendant un instant il sembla me regarder et j’eus l’impression qu’il avait senti la présence de ma mort. Mon corps fut traversé par une série de frissons. Après tout rien ne me différenciait du scarabée. De derrière son rocher la mort nous traquait tous deux comme une ombre. Je ressentis un extraordinaire moment d’exultation. Le scarabée et moi étions au même niveau, l’un ne valait pas plus que l’autre, la mort nous rendait égaux. Cette exultation et cette joie me bouleversèrent tant que j’en pleurai. Don Juan avait raison. Il avait toujours eu raison. Je vivais dans un monde des plus mystérieux et, comme toute autre personne, j’étais un être mystérieux ; et malgré cela je n’étais pas plus important que le scarabée. Je séchai mes larmes et alors que je me frottais les yeux du revers de la main je vis un homme ou quelque chose qui avait une forme humaine. Cela se dressait à ma droite à environ quinze mètres. Je m’assis le dos droit et tentai de voir mieux. Le soleil touchait presque l’horizon et sa lumière jaunâtre m’empêchait d’avoir une vision nette. À ce moment j’entendis un rugissement particulier, comme celui d’un avion à réaction passant au loin. Je me concentrai attentivement sur ce bruit. Le rugissement se transforma en un sifflement aigu puis évolua jusqu’à devenir un son mélodieux et captivant. Une mélodie semblable à une vibration électrique. Une image s’imposa à moi. Deux sphères, mieux deux cubes frottaient l’un contre l’autre jusqu’à s’immobiliser avec un bruit sourd lorsqu’ils furent parfaitement de niveau. Je m’efforçai à nouveau de distinguer la personne qui semblait tenter d’échapper à mon regard, mais je percevais seulement une ombre noire contre les buissons. Je mis mes mains en auvent autour de mes yeux. À l’instant même la luminosité du soleil changea et je me rendis compte qu’il s’agissait d’une illusion optique, d’un simple jeu d’ombres dans le feuillage. Je bougeai la tête et soudain je vis un coyote qui trottait calmement. Il arriva vers l’endroit où j’avais cru voir un homme. Il s’avança d’environ quinze mètres vers le sud, puis stoppa, se tourna et se dirigea vers moi. Deux fois je criai pour l’effrayer. Mais il s’approcha sans hésiter. J’éprouvais une certaine appréhension, je pensais qu’il pourrait bien avoir la rage et qu’il me faudrait rassembler quelques pierres pour me défendre en cas d’attaque. Lorsqu’il fut à trois ou quatre mètres je remarquai qu’il ne semblait nullement agité ; au contraire il montrait un grand calme et une parfaite confiance. Il ralentit sa marche et vint s’arrêter à un mètre de moi. Nous échangeâmes un regard, puis il se rapprocha. Ses yeux bruns rayonnaient de clarté amicale. Je m’assis sur le rocher et le coyote me toucha presque. J’étais stupéfait. Jamais je n’avais vu un coyote sauvage d’aussi près, et ma seule réaction fut de lui parler. Je commençai comme je l’aurais fait avec un chien. Mais alors j’eus l’impression que le coyote me « répondait ». Je fus absolument certain qu’il m’avait dit quelque chose. Cela me troubla mais je n’eus pas le temps d’épiloguer sur mes réactions car il « parla » à nouveau. Non pas qu’il eût dit des mots comme ceux qui sortent de la bouche d’un humain, j’eus plutôt le « sentiment » qu’il parlait. Mais cela n’avait rien de commun avec ce que l’on peut ressentir lorsqu’un animal familier semble communiquer avec son maître. Le coyote dit réellement quelque chose. Il émit une pensée et cette communication ressembla tout à fait à une phrase. J’avais dit : « Comment vas-tu, petit coyote ? » et je crus avoir entendu l’animal me répondre : « Ça va très bien, et toi ? » Le coyote répéta sa réponse et je bondis sur mes pieds. L’animal ne bougea pas. Mon brusque saut ne le surprit même pas. Ses yeux restaient clairs et amicaux. Il se coucha, pencha la tête et demanda : « Pourquoi as-tu peur ? » Je m’assis en face de lui et entamai la plus étrange conversation de ma vie. Il me demanda ce que j’étais venu faire en ce lieu, je lui répondis que j’étais venu « stopper-le-monde ». Le coyote remarqua : « ¡ Que bueno ! » et je constatai alors qu’il était bilingue. Les sujets et verbes de ses phrases étaient en anglais, mais les conjonctions et les exclamations en espagnol. Je me dis qu’il s’agissait d’un coyote Chicano(1), et devant une telle absurdité, j’éclatai de rire, d’un rire hystérique. Alors l’impossibilité de ce qui se passait me frappa avec violence et mes pensées vacillèrent. Le coyote se leva et nos yeux se rencontrèrent. Je vrillai les miens dans les siens. J’eus l’impression qu’ils me tiraient vers lui, et tout à coup l’animal devint iridescent, il se mit à luire. Ce fut comme si ma mémoire passait en revue les images d’un événement vieux de dix ans. Alors, j’avais assisté sous l’influence du peyotl à la métamorphose d’un chien en un inoubliable être iridescent(2). Le coyote avait déclenché ces images, et le souvenir de cet événement passé se surimposa à la forme qui se tenait devant moi. Le coyote était un être fluide, liquide et lumineux. Sa luminosité m’éblouissait. Je voulus me couvrir les yeux avec les mains pour les protéger, mais je restai figé. L’être lumineux me touchait à quelque endroit indéfini de moi-même et mon corps ressentait une chaleur exquise et indescriptible, un bien-être incroyable, comme si ce toucher m’avait fait exploser. Je fus transpercé. Je ne pouvais plus sentir mes pieds, mes jambes ou n’importe quelle partie de mon corps, mais malgré tout quelque chose se maintenait droit. J’ignore combien de temps je demeurai ainsi. Pendant ce temps le coyote lumineux et le sommet de la colline s’évanouirent. Je n’éprouvais ni sensations ni pensées. Tout s’arrêta, je flottais librement.
Soudain je sentis que mon corps avait été frappé par quelque chose qui l’embrasait. Alors je réalisai que le soleil m’inondait de sa lumière. Vaguement je pus distinguer une lointaine chaîne de montagnes vers l’ouest. Le soleil touchait presque l’horizon. Je le fixai, et soudain je vis les « lignes du monde ». Je perçus la plus extrême profusion de lignes blanches fluorescentes qui coupaient toute chose autour de moi. Pendant un instant je pensai qu’il s’agissait de la lumière du soleil réfractée par mes cils. Je clignai des yeux et regardai à nouveau. Les lignes restaient constantes et surimposaient à tout ce qui existait aux environs ou le traversait. Je me retournai pour observer un nouveau monde extraordinaire. Les lignes étaient visibles et constantes même quand je regardais le soleil dans le dos. Je demeurai au sommet de la butte dans un état d’extase qui me parut durer un temps infini, mais l’événement entier n’occupa sans doute que quelques minutes, peut-être seulement le temps pendant lequel le soleil brilla de ses derniers feux avant d’atteindre l’horizon. Pourtant pour moi ce fut l’éternité. Je sentis quelque chose de chaleureux et de paisible se dégager du monde et de mon propre corps. Je sus que j’avais découvert un secret. C’était tellement simple. Un flux de sensations jusqu’alors inconnues me traversa. Jamais de toute ma vie je n’avais connu un tel état de divine euphorie, une telle paix, une saisie des choses si complète, et malgré tout je n’arrivais pas à exprimer ce secret par des mots ou même des pensées. Mon corps savait.
Je m’endormis ou m’évanouis, car lorsque je repris conscience j’étais allongé par terre. Je me relevai. Le monde était tel qu’il avait toujours été. La nuit tombait. Machinalement je pris le chemin du retour. Lorsqu’au matin suivant j’arrivai chez lui, don Juan était seul. Je demandai des nouvelles de don Genaro. Il me répondit qu’il vaquait à ses propres affaires dans les environs. Immédiatement j’entamai le récit de mes extraordinaires expériences, et il m’écouta sans cacher un intérêt évident.
« Tu as stoppé-le-monde, tout simplement », commenta-t-il.
Alors après un long silence il me fit remarquer que je devais remercier dont Genaro de son aide. Il semblait manifester plus de joie à mon succès que jamais auparavant. À plusieurs reprises il me tapota dans le dos tout en riant discrètement.
« Mais comment concevoir un coyote qui parle ? » « C’est impossible », dis-je.
« Ce n’était pas parler », répondit-il.
« Alors, qu’était-ce ? »
« Pour la première fois ton corps a compris. Cependant tu n’as pas réussi à reconnaître du premier coup qu’il ne s’agissait pas d’un coyote et qu’en aucun cas il ne parlait comme toi et moi nous parlons. »
« Mais don Juan, le coyote a parlé réellement ! »
« Regarde-le maintenant qui parle comme un imbécile ! » « Après toutes ces années passées à apprendre tu devrais en savoir plus que cela. » « Hier tu as stoppé-le-monde et tu l’as peut-être même vu. » « Un être magique t’a dit quelque chose et parce que le monde s’était effondré ton corps a été à même de comprendre. »
« Le monde était tel qu’il est aujourd’hui. »
« Non, aujourd’hui les coyotes ne te diront rien et tu ne peux pas voir les lignes du monde. » « Hier tu as fait tout cela tout simplement parce que quelque chose s’est arrêté en toi. »
« Qu’est-ce qui s’est arrêté en moi ? »
« Ce qui s’est arrêté en toi, c’est ce que le monde est d’après ce que les gens t’ont dit. » « Vois-tu, dès notre naissance, les gens nous racontent que le monde est comme ceci et comme cela, et il est évident que nous n’avons pas d’autre choix que de voir le monde comme les gens nous ont dit qu’il était, »
Nous nous regardâmes.
« Hier le monde est devenu tel que les sorciers racontent qu’il est. Dans ce monde les coyotes parlent, les cerfs aussi, et d’ailleurs, comme je te l’ai dit, il en est de même des serpents à sonnettes, des arbres et de tous les êtres vivants. » « Mais ce que je veux que tu apprennes c’est voir. » « Peut-être sais-tu maintenant que voir ne survient que lorsqu’on se glisse entre deux mondes, le monde des gens ordinaires et le monde des sorciers. » « Tu es maintenant coincé à mi-chemin entre les deux. » « Hier tu as cru que le coyote te parlait. » « N’importe quel sorcier qui ne voit pas croit cela, mais celui qui voit sait que croire cela revient à être coincé dans le royaume des sorciers. » « Du même coup, ne pas croire que les coyotes parlent c’est être coincé dans le royaume des hommes ordinaires. »
« Don Juan, voulez-vous dire que ni le monde des hommes ni celui des sorciers ne sont réels ? »
« Ce sont des mondes réels. Ils peuvent t’influencer. Par exemple tu aurais pu questionner ce coyote sur tout ce que tu désires savoir et il aurait été obligé de te répondre. » « L’ennui est qu’on ne peut pas faire confiance aux coyotes. Ce sont des farceurs. » « Ton destin est d’avoir un animal-compagnon sur lequel tu ne peux pas compter. »
Il expliqua que le coyote était destiné à devenir mon compagnon à vie, mais que dans le monde des sorciers avoir un coyote pour compagnon ne constituait pas une situation enviable. Il ajouta que l’idéal pour moi aurait été de parler à un serpent à sonnettes car ils constituent des compagnons prodigieux.
« Si j’étais à ta place, précisa-t-il, jamais je ne ferais confiance à un coyote. » « Mais tu es différent et peut-être deviendras-tu un sorcier-coyote. »
« Qu’est-ce qu’un sorcier-coyote ? »
« Celui qui peut obtenir des tas des choses de ses frères coyotes. »
J’aurais voulu poursuivre mes questions, mais il m’interrompit d’un geste de la main.
« Tu as vu les lignes du monde. » « Tu as vu un être lumineux. » « Tu es presque prêt à rencontrer l’allié. » « Bien sûr, tu ne t’es pas rendu compte que l’homme des buissons était l’allié. » « Tu as entendu son rugissement pareil au bruit d’un avion à réaction. » « Il t’attendra à la limite d’une plaine, d’une plaine où je vais te conduire. »
Nous restâmes silencieux pendant un long moment. Don Juan croisa ses mains sur son estomac et ses pouces s’agitèrent imperceptiblement.
« Il faudra que Genaro vienne avec nous dans cette vallée », dit-il tout à coup. « C’est lui qui t’a aidé à stopper-le-monde. »
Il me jeta un regard perçant.
« Il me reste une seule chose à te dire », annonça-t-il en riant. « Cela n’a plus d’importance maintenant. L’autre jour Genaro n’a jamais enlevé ta voiture du monde des gens ordinaires. » « Il t’a simplement obligé à regarder le monde comme les sorciers le font, et dans ce monde ta voiture n’existait pas. » « Genaro désirait faire fondre ta certitude. Ses clowneries exprimaient à ton corps l’absurdité de vouloir tenter de tout comprendre. » « Et lorsqu’il a fait voler son cerf-volant, tu voyais presque. Tu as retrouvé ta voiture et tu as été dans les deux mondes. » « Si nous avons presque éclaté à force de rire, c’est parce que tu croyais vraiment être en train de conduire ta voiture pour nous ramener chez moi. »
« Mais comment a-t-il fait pour me forcer à voir le monde comme le voient les sorciers ? »
« Je l’ai aidé. » « Tous deux nous connaissons bien ce monde. » « Une fois qu’on connaît ce monde, tout ce dont on a besoin pour le rendre présent est de faire usage de cet anneau de pouvoir que possèdent les sorciers, ainsi que je te l’ai déjà dit. » « Pour Genaro c’est aussi simple que de claquer des doigts. Il t’occupait à retourner les cailloux pour distraire tes pensées et permettre à ton corps de voir. »
J’avouai que les événements des trois derniers jours avaient fait d’irréparables brèches à mon idée du monde. Je dis que pendant les dix années passées avec lui je n’avais jamais été aussi bouleversé, même aux époques où j’avais pris des plantes psychotropiques.
« Les plantes-pouvoir ne sont que des aides », commenta-t-il. « Ce qui importe c’est le moment où le corps se rend compte qu’il peut voir. » « Alors seulement on devient capable de savoir que le monde que l’on regarde chaque jour n’est qu’une description. » « Mon intention a été de te montrer cela. Malheureusement il ne te reste que peu de temps avant que l’allié t’empoigne. »
« Faut-il vraiment que l’allié m’empoigne ? »
« Aucun moyen d’éviter cela. Pour voir on doit apprendre la façon dont les sorciers regardent le monde, et l’allié doit être mis à contribution. » « Une fois que c’est fait, il vient. »
« N’auriez-vous pas pu m’apprendre à voir sans faire intervenir l’allié ? »
« Non. » « Pour voir il faut apprendre à regarder le monde d’une autre façon, et la seule façon que je connaisse est celle des sorciers. »
(1) Terme qui désigne aux États-Unis les Mexicains établis dans ce pays.
(2) Cf. L’herbe du diable, chap. II (N.d.T.)
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Translate »