Un Adversaire Valable

Mardi 11 décembre 1962

Mes pièges étaient parfaits, je les avais situés aux bons endroits ; je vis des lapins, des écureuils, des rongeurs de toutes sortes, des perdrix, des oiseaux. Mais de toute la journée je n’attrapai rien. Ce matin-là don Juan m’avait dit en sortant de chez lui qu’il me fallait aller attendre aujourd’hui mon « cadeau de pouvoir », un animal exceptionnel qui se prendrait peut-être dans mes pièges et dont je devais faire sécher la chair pour avoir ma « nourriture-pouvoir ». Il semblait absorbé dans ses pensées et ne fit ni suggestion ni commentaire sur ma mauvaise chance. Vers la fin du jour il se décida enfin.
« Quelqu’un interfère avec ta chasse. »
« Qui ? » demandai-je vraiment surpris.
Il me regarda, sourit, eut un signe de tête exprimant qu’il ne croyait pas que je fusse dupe.
« Tu fais comme si tu ne savais pas qui. Et pourtant tu l’as su toute la journée. »
Protester eût été inutile. Je savais qu’il allait mentionner « la Catalina(1) », et si cela constituait le genre de savoir auquel il faisait allusion, alors il avait raison, je savais de qui il s’agissait.
« Ou bien nous rentrons, ou bien nous attendons jusqu’à la nuit pour l’attraper, en nous servant du crépuscule. »
Il semblait attendre une décision de ma part. J’avais envie de partir. Je ramassai la ficelle, mais avant même que je ne donne mon opinion, il m’arrêta d’un ton autoritaire.
« Assieds-toi. Sans doute serait-il plus simple et moins risqué de partir maintenant, mais c’est un cas particulier et j’estime qu’il nous faut rester. Cette mise en scène s’adresse personnellement à toi. »
« Que voulez-vous dire ? »
« Quelqu’un interfère avec toi en particulier, ce qui fait de cette situation ton affaire. Je sais qui c’est, et toi aussi. »
« Vous m’effrayez. »
« Non. Pas moi », s’exclama-t-il en riant. « C’est cette femme qui rôde par ici qui t’effraie. »
Comme pour juger de l’effet de ses mots il marqua un silence. Je n’eus aucune peine à admettre ma frayeur.
À peine plus d’un mois auparavant j’avais subi une terrible confrontation avec une sorcière, « la Catalina ». Je l’avais affrontée au péril de ma vie parce que don Juan m’avait convaincu qu’elle tentait de le détruire et qu’il n’arrivait pas à résister à ses assauts. Mais après le combat, il m’avait avoué qu’elle n’avait jamais constitué le moindre danger et que tout avait été une mise en scène, une ruse et non pas une mauvaise plaisanterie, un plan pour me piéger. Sa manière d’agir était tellement détestable que j’avais été furieux contre lui. Et au cours de ma colère don Juan s’était mis à chanter des airs mexicains en imitant des chanteurs populaires à la mode, ce qu’il faisait de façon si comique que j’avais fini par rire comme un enfant. À mon intention il passa alors en revue son répertoire, et jamais je n’aurais soupçonné qu’il connaissait tant de chansons absurdes. À cette occasion il avait déclaré :
« Laisse-moi te dire quelque chose. Si on ne rusait pas avec nous, jamais nous n’apprendrions. C’est exactement ce qui m’est arrivé, et cela arrivera à tout le monde. L’art d’un benefactor est de nous conduire aux abords. Un benefactor ne peut que montrer la voie, puis ruser. J’ai déjà usé de la ruse avec toi. Souviens-toi de la façon dont je t’ai restitué ton esprit de chasseur. Toi-même tu m’as confié que la chasse te faisait oublier les plantes. Pour devenir chasseur tu étais prêt à faire presque n’importe quoi, des choses que tu n’aurais jamais accepté de faire pour apprendre ce qui touche aux plantes. Maintenant il faut que tu en fasses encore plus pour survivre. »
Il me dévisagea et s’écroula de rire.
« C’est de la folie, dis-je. Nous sommes des êtres rationnels. »
« Tu es rationnel, rétorqua-t-il. Je ne le suis pas. »
« Mais bien sûr que vous l’êtes, insistai-je. Vous êtes un des hommes les plus rationnels que j’aie rencontrés. »
« Admettons ! s’exclama-t-il. Ne nous disputons pas. Je suis rationnel, et alors ? »
Je me lançai dans la discussion en demandant pourquoi deux êtres rationnels devaient agir de façon insensée, par exemple lorsqu’il avait provoqué cette sorcière.
« Tu es rationnel, d’accord », dit-il avec violence. « Et cela signifie que tu crois connaître bien des choses concernant ce monde, mais est-ce vrai ? Connais-tu vraiment ces choses ? Tu n’as été que le témoin des actions des gens. Ton expérience se réduit uniquement à ce que les gens t’ont fait, à ce qu’ils ont fait aux autres. Tu ne connais rien de ce monde mystérieux et inconnu. »
Il me fit signe de le suivre et nous allâmes en voiture jusqu’à la petite ville mexicaine des environs. Il me fit garer près d’un restaurant et nous contournâmes à pied la gare routière et un grand magasin. Il me guidait en marchant à ma droite. Tout d’un coup je me rendis compte que quelqu’un marchait à ma gauche, juste à côté de moi, mais avant que je ne puisse me retourner don Juan fit un geste rapide et soudain. Il se pencha en avant comme s’il ramassait quelque chose par terre, puis lorsque je trébuchai sur lui il m’attrapa sous le bras. Il me traîna jusqu’à ma voiture et ne desserra pas son étreinte même pour me laisser ouvrir la portière. Pendant un moment je farfouillai avec mes clefs. Doucement il me poussa sur mon siège et ensuite prit place.
« Conduis lentement et arrête-toi devant le magasin. »
Aussitôt arrêté, il me fit un signe de la tête. À l’endroit désigné par don Juan, celui où il m’avait fait trébucher, se tenait « la Catalina ». Je me rencognai dans mon siège. La femme fit quelques pas vers la voiture et là nous défia du regard. Je la dévisageai attentivement. Elle était belle ; elle avait une peau foncée et un corps bien en chair qui trahissait une force musculaire indiscutable. Elle avait un visage rond avec de hautes pommettes et elle nouait en deux tresses ses cheveux noirs de jais. Ce qui me surprit le plus fut sa jeunesse, elle devait avoir trente ans au plus.
« Laisse-la approcher si elle en a envie », murmura don Juan.
Elle s’avança et s’arrêta à environ trois mètres. Nous nous regardâmes les yeux dans les yeux, et rien en elle ne me parut dangereux. J’eus un sourire et lui fis un signe de la main. Elle se trémoussa comme une petite fille et se couvrit la bouche de la main. D’une certaine façon je me sentais heureux. Je me tournai vers don Juan pour lui glisser un mot mais d’un cri soudain il me fit sursauter d’effroi.
« Ne tourne pas le dos à cette femme, sacré nom ! » dit-il brutalement.
Rapidement je me retournai vers la femme. Elle s’était encore avancée et se dressait seulement à un mètre cinquante de moi. Elle souriait. Ses dents étaient grandes, blanches, très propres. Toutefois ce sourire avait quelque chose d’étrange, il n’était pas amical. Ce sourire était forcé. Seule sa bouche souriait. Ses yeux noirs et froids me fixaient sans un cillement. Un frisson me parcourut l’échine. Don Juan se mit à glousser de rire selon un rythme bien marqué. Après un moment la femme recula lentement pour disparaître enfin dans la foule.
Nous partîmes. Don Juan me fit remarquer que si je ne parvenais pas à resserrer ma vie et à apprendre, elle allait me réduire comme on écrase du pied un cafard.
« Elle est l’adversaire valable que je t’ai trouvé. »
Il déclara qu’avant de savoir que faire avec cette femme il nous fallait attendre un présage.
« Si nous voyons ou entendons un corbeau, nous serons certains que nous pouvons attendre, et aussi où attendre. »
Lentement il fit un tour sur lui-même en détaillant les environs.
« Ce n’est pas l’endroit où attendre », chuchota-t-il.
Nous allâmes vers l’est. La nuit était déjà tombée. Tout à coup deux corbeaux jaillirent d’un buisson ; ils disparurent derrière une colline. Don Juan décida que la colline était notre but. Une fois arrivé, il en fit le tour puis choisit au pied de la butte un endroit face au sud-est. Dans un cercle d’un mètre cinquante à un mètre quatre-vingts de diamètre, il enleva les feuilles sèches, les brindilles et tout ce qui traînait. Je voulus l’aider mais il m’écarta d’un signe tranchant de la main. Il posa un doigt sur les lèvres pour m’ordonner le silence. Une fois son travail terminé il me tira au centre et me plaça face au sud, le dos à la colline, puis murmura dans mon oreille que je devais imiter ses mouvements. Il entama une sorte de danse, un piétinement rythmé de son pied droit, sept coups également espacés, séparés par trois plus rapides.
Après quelques tentatives maladroites je m’accordai plus ou moins bien à ce rythme.
« Pourquoi faisons-nous ça ? » murmurai-je à son oreille.
Il me répondit à voix basse que je piétinais comme un lapin et que tôt ou tard la rôdeuse serait attirée par le bruit et viendrait voir ce qui se passait. Une fois que j’eus parfaitement pris le rythme de ce piétinement, don Juan stoppa, mais me fit continuer en marquant la cadence de la main. De temps à autre, la tête penchée légèrement à droite, il tendait attentivement l’oreille comme pour tenter de capter tous les bruits issus des broussailles. À un moment donné, il me fit signe d’arrêter et se plaça dans une position particulière, comme prêt à se détendre pour sauter sur un assaillant invisible et inconnu. Puis il me dit de reprendre mon piétinement. Un peu plus tard il m’arrêta à nouveau. À chaque arrêt il écoutait avec une attention telle que chaque fibre de son corps semblait tendue à se rompre. Soudain il sauta à mon côté et glissa dans mon oreille que le crépuscule avait atteint son moment de plus grand pouvoir. Je regardais alentour. Les broussailles formaient une masse noire fondue avec les rochers et les collines. Le ciel était d’un bleu noir et les nuages devenaient invisibles. Le monde entier semblait être une masse uniforme d’indéfinissables silhouettes noires. Au loin j’entendis un étrange cri d’animal, un coyote, ou peut-être un oiseau nocturne. Il éclata avec une telle soudaineté que je n’y prêtai pas attention, mais le corps de don Juan sursauta. Je sentis parfaitement la vibration de son corps.
« Allons-y », chuchota-t-il. « Piétine, et tiens-toi sur tes gardes, elle est là. »
Je me mis à piétiner sauvagement mais il posa son pied sur le mien et me fit signe de piétiner selon le rythme adéquat et de manière détendue.
« Ne l’effraye pas », murmura-t-il. « Calme-toi, ne perds pas tes billes. »
Il marqua de la main le rythme de mon piétinement et à son second arrêt, j’entendis de nouveau le même cri. Il aurait pu s’agir d’un oiseau volant au-dessus de la colline. Don Juan me fit piétiner et juste à l’instant où il me fit cesser j’entendis à ma gauche un bruissement particulier, le bruit que produirait un énorme animal en traversant les broussailles sèches. Immédiatement je pensai à un ours, mais aussitôt je me rendis compte qu’il n’y avait pas d’ours dans le désert. Je saisis le bras de don Juan. Il me sourit et m’ordonna le silence. Je scrutai la nuit à ma gauche mais il me fit signe d’arrêter. À plusieurs reprises il pointa le doigt juste au-dessus de moi, puis me fit tourner lentement jusqu’au moment où je me trouvai face à la masse noire de la colline. Du doigt il désigna un endroit au flanc de cette colline. Je fixai mes yeux sur ce point et soudain, comme dans un cauchemar, une ombre noire sauta vers moi. Je poussai un cri et tombai à la renverse. Pendant un court instant la silhouette se détacha sur le bleu sombre du ciel, puis elle poursuivit son vol plané et retomba dans les buissons derrière nous. J’entendis un corps lourd s’écraser dans les broussailles, puis un cri étrange. Don Juan m’aida à me relever et me guida dans l’obscurité à l’endroit où j’avais posé mes pièges. Il me demanda de les rassembler, de les démonter, et il en dispersa les morceaux dans toutes les directions, tout cela sans un seul mot. Nous conservâmes le silence en revenant chez lui.
« Que veux-tu que je te dise ? » me demanda-t-il comme je le pressais de m’expliquer les événements vieux de quelques heures à peine.
« Qu’était-ce ? »
« Tu le sais sacrément bien », dit-il. « Ne gomme pas cela avec ton « qu’était-ce ? ». Ce qui compte c’est qui c’était. »
J’avais préparé une explication qui me satisfaisait. Ce que j’avais vu ressemblait beaucoup à un cerf-volant qui aurait été lâché par quelqu’un en haut de la colline et que quelqu’un d’autre aurait tiré derrière nous jusqu’à ce qu’il s’écrase au sol. D’où cette silhouette volant dans les airs sur quinze à vingt mètres. Il m’écouta attentivement puis éclata de rire à en avoir les larmes aux yeux.
« Arrête de tourner autour du pot », dit-il. « Va droit au but. N’était-ce pas une femme ? »
Je devais admettre qu’au moment où je tombais à la renverse je voyais la silhouette sombre d’une femme vêtue d’une longue jupe qui sautait très lentement vers moi ; ensuite quelque chose semblait avoir tiré la silhouette, car c’est à grande vitesse qu’elle avait passé au-dessus de moi avant de s’écraser dans les broussailles. Et c’est ce changement de vitesse qui m’avait suggéré l’idée d’un cerf-volant.
Don Juan se refusa à parler davantage de l’incident. Le lendemain il partit seul accomplir je ne sais quelle tâche mystérieuse, et je décidai d’aller rendre visite à quelques amis yaquis qui vivaient non loin de là.
Mercredi 12 décembre 1962
Dès que j’arrivai dans le hameau yaqui, le tenancier mexicain du magasin m’annonça qu’il venait de louer un tourne-disque et vingt disques à Ciudad Obregon à l’occasion de la « fiesta » prévue le soir même en honneur de la Vierge de Guadalupe. Il avait déjà fait prévenir tout le monde par l’intermédiaire de Julio, le voyageur de commerce qui venait deux fois par mois dans les villages yaquis encaisser les mensualités correspondant au paiement à crédit de vêtements bon marché qu’il réussissait à vendre à quelques indiens. Julio amena le tourne-disque au début de l’après-midi et le brancha sur le générateur électrique du magasin. Il vérifia que tout marchait bien, porta le volume au maximum, rappela au tenancier de ne toucher à aucun bouton, puis se mit à trier les disques.
« Je sais combien de rayures il y a sur chacun d’eux », annonça-t-il.
« Va dire ça à ma fille, lui répondit le tenancier. »
« C’est toi le responsable, pas ta fille. »
« C’est la même chose. D’ailleurs c’est elle qui changera les disques. »
Julio insista ; peu lui importait qui s’occuperait du tourne-disque, mais le tenancier devait s’engager à payer chaque disque abîmé. Une discussion s’engagea. Julio devint rouge et de temps à autre se retourna vers les Yaquis assemblés devant le magasin, en grimaçant et gesticulant pour exprimer son indignation. Enfin il décida d’exiger un dépôt de garantie, et cette demande fit rebondir la discussion. Qu’est-ce qui distinguait un disque abîmé d’un disque qui ne l’était pas ? Julio avança que tout disque cassé devait être payé au prix d’un disque neuf. Le tenancier se mit en colère, tira sur le fil de branchement bien décidé à arrêter le tourne-disque et à annuler la fête. Il prit à témoin ses clients qu’il avait tout essayé pour s’entendre avec Julio. La fête semblait devoir se terminer avant même de commencer.
Blas, le vieux Yaqui que j’étais venu voir, se lança dans une diatribe sur le lamentable état des choses chez les Yaquis, au point qu’ils n’arrivaient même pas à pouvoir célébrer leur plus importante fête religieuse, le jour de la Vierge de Guadalupe. J’allais intervenir, mais Blas m’en empêcha. Il me dit que si je donnais le dépôt de garantie, le tenancier lui-même casserait tous les disques.
« Il est le pire de tous. Laisse-le payer cette garantie. Il nous saigne à mort ; alors pourquoi ne payerait-il pas ? »
Après une longue discussion où, curieusement, tout le monde prit parti pour Julio, le tenancier proposa des conditions sur lesquelles il furent d’accord. Il n’avancerait pas la garantie, mais il serait responsable de la casse des disques. Lorsqu’il partit vers les maisons les plus éloignées du village, la moto de Julio souleva une traînée de poussière. Blas commenta ce départ précipité en déclarant que Julio allait tenter d’encaisser son dû avant que ses clients viennent au magasin dépenser en alcool toute leur fortune. Pendant qu’il parlait, un groupe de Yaquis sortit de derrière le magasin. Blas les regarda et éclata de rire ainsi que tous les autres. Il m’affirma que ces Indiens étaient les clients de Julio ; cachés derrière le magasin ils avaient attendu son départ. La fête débuta très tôt. La fille du tenancier mit un disque et posa le bras ; il y eut un terrible raclement, puis un énorme bruit de fond, et soudain un tonnerre de trompettes et de guitares. Passer les disques en faisant le plus de bruit, voilà en quoi consistait la fête. Quatre jeunes Mexicains dansaient avec les deux filles du tenancier et trois autres Mexicaines. Les Yaquis ne dansaient pas, mais ils observaient avec un plaisir évident chaque mouvement des danseurs. Regarder en buvant la tequila bon marché semblait les rendre parfaitement heureux. Je commandai des boissons pour tous ceux que je connaissais, pour chacun individuellement, car je ne voulais offenser personne. Je me glissais parmi les Indiens, échangeais quelques mots, leur offrais à boire. Cela alla très bien jusqu’au moment où ils se rendirent compte que je ne buvais rien. Tout à coup mon abstention sembla les rendre maussades. Ce fut comme s’ils avaient découvert collectivement que je n’avais rien à faire dans cette fête. Ils devinrent revêches et me regardèrent furtivement.
Les Mexicains, qui étaient aussi saouls que les Indiens, réalisèrent au même moment que je n’avais pas encore dansé, et cela sembla les offusquer encore plus que le fait que je ne boive pas. Ils devinrent agressifs. L’un d’eux m’agrippa par le bras et me traîna de force près du tourne-disque. Un autre me servit un verre débordant de tequila et exigea que je le boive d’un seul trait pour montrer que j’étais un macho. Je m’efforçai de gagner du temps en riant stupidement, comme si je prenais plaisir à leur traitement. Je déclarai préférer danser avant de boire. Un des jeunes gens lança le titre d’une chanson. La jeune fille qui passait les disques se mit à chercher dans la pile des disques. Bien qu’aucune femme n’eût bu en public, elle me paraissait assez éméchée, et elle n’arrivait pas à placer convenablement le disque. Un jeune homme le lui arracha des mains, regarda l’étiquette et déclara que ça n’était pas un twist. Elle recommença à fouiller dans la pile des disques à la recherche du bon et tous l’entourèrent. Cela me donna le temps de m’enfuir derrière le magasin, en dehors de la zone éclairée, puis dans la nuit. Trente mètres plus loin, debout dans les buissons je me demandai que faire. Je me sentais fatigué, il était temps de reprendre ma voiture laissée chez Blas et de m’en retourner chez moi. Si je conduisais lentement, personne ne remarquerait mon départ.
Ils devaient toujours chercher le disque, car je n’entendais que le grésillement du haut-parleur. Tout à coup déferla une musique de twist. J’éclatai de rire, en pensant à leur déconvenue lorsqu’ils se retourneraient pour m’entraîner dans la danse. De noires silhouettes s’avancèrent vers moi, en route pour la fête. Nous échangeâmes des buenas noches. Je les reconnus et leur annonçai que la fête allait vraiment bon train. Peu avant un tournant du chemin je croisai deux autres personnes que je saluai sans toutefois les reconnaître. La musique du tourne-disque était presque aussi bruyante sur la route que devant le magasin. La nuit était noire et sans étoiles mais la lueur des lampes du magasin me permettait de voir assez bien les alentours. Je n’étais pas loin de la maison de Blas, aussi pressai-je le pas. C’est alors que je discernai la masse noire d’une personne assise ou accroupie à ma gauche juste au tournant du chemin. Je crus qu’il s’agissait de quelqu’un qui avait quitté la fête avant moi. L’individu semblait se soulager au bord de la route. Cela me parut assez curieux, car dans cette région les gens vont en général se cacher dans les buissons pour satisfaire leurs besoins. Peut-être s’agissait-il d’un ivrogne ?
J’arrivai au tournant et je lançai buenas noches. La personne me répondit d’un hurlement inhumain, étrange et agressif. Mes cheveux se dressèrent sur la tête et pendant une seconde je restai figé sur place. Puis je repris ma marche d’un pas rapide. Je jetai un coup d’œil en arrière et je vis que la masse s’était à moitié relevée, il s’agissait d’une femme. Ramassée sur elle-même elle se pencha en avant, s’avança dans cette position et soudain bondit. Je pris les jambes à mon cou pendant que cette femme m’accompagnait sautillant à mon côté tel un oiseau. Au moment où j’atteignis la maison de Blas elle me coupa la route en me touchant presque. J’enjambai un petit fossé sans eau devant la maison et m’effondrai au travers de la porte branlante.
Blas, déjà rentré, sembla peu intéressé par mon aventure.
« Ils se sont bien foutus de toi », dit-il en me rassurant. « Les Indiens ont beaucoup de plaisir à taquiner les étrangers. »
L’énervement causé par cette aventure m’incita à revenir chez don Juan le lendemain, au lieu de me rendre à Los Angeles, comme je l’avais décidé. Il ne revint que tard dans l’après-midi. Je ne lui laissai pas le temps d’ouvrir la bouche et je lui racontai mon aventure en terminant par le commentaire de Blas. Son visage s’assombrit. Peut-être fus-je victime de mon imagination, mais il me parut vraiment soucieux.
« N’accorde que peu de poids à ce que Blas t’a dit », commenta-t-il, « il ignore tout du combat entre sorciers. »
« Dès que tu as aperçu cette ombre à ta gauche, tu aurais dû te douter que cette rencontre était une affaire sérieuse. »
« Qu’aurais-je donc dû faire ? Rester sur place ? »
« Exactement. Lorsqu’un guerrier rencontre son adversaire, et si cet adversaire n’est pas un être humain ordinaire, il doit résister. » « C’est la seule chose qui puisse le rendre invulnérable. »
« Que voulez-vous dire, don Juan ? »
« Je dis que tu en es à ta troisième rencontre avec ton adversaire valable. » « Elle te suit partout dans l’espoir que tu auras un moment de faiblesse. Cette fois-ci, elle t’a presque eu. »
L’anxiété me gagna, je l’accusai de m’exposer inutilement au danger. Il jouait un jeu cruel avec moi.
« Il serait cruel s’il arrivait à un homme ordinaire », répliqua-t-il. « Mais dès l’instant où l’on commence à vivre comme un guerrier, on n’est plus un homme ordinaire. » « Par ailleurs je ne t’ai pas trouvé un adversaire valable pour me jouer de toi, ou te taquiner, ou t’ennuyer. » « Un adversaire valable pourrait te stimuler. Sous l’influence d’un adversaire comme « la Catalina », il te faudra peut-être faire usage de tout ce que je t’ai appris. Tu n’as pas d’autre choix. »
Pendant un moment nous restâmes silencieux. Sa déclaration venait de faire surgir en moi une terrible appréhension. Il me demanda d’imiter au mieux le cri que j’avais entendu juste après avoir dit buenas noches. Je m’y appliquai et poussai enfin un cri étrange qui m’effraya. Don Juan trouva mon imitation plutôt comique par il fut saisi d’un rire incontrôlable. Une fois calmé, il me demanda de décrire en détail mon aventure, la distance que j’avais parcourue en courant, la distance qui me séparait de la femme à l’instant de la rencontre, l’intervalle qui nous séparait lorsque j’étais entré dans la maison de Blas, et l’endroit exact où elle avait commencé à sauter.
« Il n’existe pas une seule grosse Indienne qui soit capable de sauter ainsi », commenta-t-il. « Elles n’arriveraient même pas à courir sur une telle distance. »
Il me fit sauter. Je ne franchis pas plus d’un mètre vingt par bond, alors que si j’avais correctement vu la femme, elle avançait de trois mètres à chacun des siens.
« Évidemment, maintenant tu en déduis que tu dois te tenir sur tes gardes », dit-il d’un ton qui révélait une certaine anxiété. « Elle va tenter de te taper sur l’épaule gauche à un moment où tu ne feras pas attention, où tu seras faible. »
« Que dois-je faire ? »
« Il ne sert à rien de gémir ainsi. Ce qui est désormais important c’est la stratégie de ta vie. »
Je n’arrivais pas à me concentrer sur ce qu’il disait. Je prenais des notes automatiquement. Après un long silence il me demanda si j’avais mal derrière les oreilles ou à la nuque. Ça n’était pas le cas. Il déclara que si j’avais ressenti quelque chose dans n’importe quelle partie de ces deux endroits, cela signifierait que « la Catalina » avait aussi à me blesser à cause de ma maladresse.
« D’ailleurs tout ce que tu as fait cette nuit-là était maladroit. » « Tout d’abord tu es allé à la fête pour passer le temps, comme s’il y avait du temps à perdre. » « C’est ce qui t’a affaibli. »
« Cela veut-il dire que je ne dois pas aller aux fêtes ? »
« Non. Ce n’est pas ce que je veux dire. Tu peux aller où tu veux, mais en ce cas assume l’entière responsabilité de cet acte. » « Un guerrier vit sa vie stratégiquement. Il n’ira pas à une fête ou une réunion de ce genre si sa stratégie ne l’exige pas. » « Et cela signifie, bien sûr, qu’il exerce un contrôle parfait sur lui-même et qu’il est en mesure d’accomplir tous les actes qu’il jugera nécessaire d’accomplir. »
Il me fixa des yeux et eut un sourire, puis il se couvrit le visage et fut secoué d’un rire saccadé.
« Tu es dans un sacré pétrin », dit-il. « Ton adversaire te poursuit et pour la première fois dans ta vie tu ne peux te permettre d’agir cahin-caha. » « Cette fois il va falloir que tu apprennes un faire entièrement différent, le faire stratégique. » « Considère la chose de cette façon. » « Si tu survis aux attaques de “la Catalina”, il faudra que tu la remercies un jour pour t’avoir obligé à changer ton faire. »
« C’est une terrible façon de présenter la situation ! » m’exclamai-je. « Et si je ne survis pas ? »
« Un guerrier ne se laisse jamais aller à de telles pensées. » « Lorsqu’il lui faut agir avec ses semblables, les humains, un guerrier suit le faire stratégique, et dans ce faire il n’y a ni victoires ni défaites. » « En termes de faire, il n’y a que des actions. »
Je lui demandai de m’expliquer ce « faire stratégique ».
« Il implique que l’on n’est pas à la merci des gens. » « À cette fête, par exemple, tu as été un clown, non pas parce qu’être clown te servait à quelque chose de précis, mais parce que tu t’es placé à la merci des gens. » « Tu n’as jamais eu aucun contrôle, et par conséquent tu devais t’enfuir. »
« Qu’aurais-je dû faire ? »
« Ne pas aller là-bas, ou y aller dans un but précis. »
« Après t’être exhibé avec les Mexicains, tu étais faible et “la Catalina” a sauté sur cette occasion. » « Donc elle t’attendait au tournant du chemin. »
« Ton corps savait qu’il y avait là quelque chose d’anormal, néanmoins tu lui as parlé. » « C’était une chose terrible. Au cours de tes rencontres avec ton adversaire tu ne dois pas proférer un seul mot. » « Ensuite tu lui as tourné le dos, ça c’est pire encore. Et tu as couru pour lui échapper ! » « Tu ne pouvais rien faire de pire ! » « Il semble qu’elle soit maladroite. » « Un sorcier digne de ce nom t’aurait fauché à cet instant même, quand tu as tourné le dos pour t’enfuir. »
« Ta seule défense aurait consisté à t’immobiliser, puis à faire ta danse. »
« De quelle danse parlez-vous ? »
Il déclara que le « piétinement du lapin » constituait le premier mouvement de la danse qu’un guerrier raffinait et développait au cours de toute sa vie pour l’exécuter lors de sa dernière bataille sur terre. J’eus un moment d’étrange détachement et une série de pensées me traversa la tête. D’une part ce qui s’était passé entre « la Catalina » et moi la première fois que je l’avais affrontée était réel. « La Catalina » existait réellement, et je ne pouvais exclure l’idée qu’elle me poursuivait peut-être. D’autre part, j’ignorais parfaitement pourquoi elle me poursuivait, ce qui me laissait entrevoir que don Juan tentait peut-être de ruser avec moi et qu’il produisait lui-même les curieux événements dont j’étais la victime. Don Juan regarda le ciel puis annonça qu’il restait assez de temps pour aller surveiller cette sorcière. Il m’assura que nous ne courrions qu’un infime danger car nous allions simplement passer en voiture devant sa maison.
« Il est indispensable que tu sois certain de son aspect. » « Que ce soit dans un sens ou dans l’autre, aucun doute ne doit subsister. »
La sueur mouilla les paumes de mes mains et je dus les sécher avec une serviette. Nous prîmes place dans ma voiture et don Juan me guida sur la route principale puis sur un chemin empierré très large. Je roulais au milieu de la route, car de gros camions et des tracteurs avaient creusé de profondes ornières et ma voiture était trop basse pour rouler soit à droite soit à gauche. Nous avancions lentement en soulevant un nuage de poussière. Le gravier de la route avait dû s’agglutiner avec la terre pendant les pluies et rebondissait contre le châssis de ma voiture en faisant un bruit assourdissant, comme des coups de fusil. Comme nous approchions d’un petit pont il me dit de ralentir. Quatre Indiens y étaient assis et nous saluèrent de la main. Je ne fus pas certain de les connaître. Passé le pont la route amorçait une courbe.
« Voici la maison de cette femme », chuchota-t-il en désignant des yeux une maison blanche cernée d’une haute palissade de bambous.
Il me dit de faire demi-tour et de stopper juste au milieu de la route pour attendre et voir si la femme serait assez curieuse pour montrer son visage. Dix minutes passèrent, interminables à mon gré. Don Juan gardait le silence. Il se tenait immobile, les yeux fixés sur la maison.
« La voilà », dit-il et son corps sursauta.
J’aperçus la silhouette noire d’une femme qui se tenait debout dans la maison et regardait par la porte ouverte. Dans cette pièce sombre la noirceur de la silhouette n’était que plus marquée. Quelques minutes plus tard, la femme sortit de l’ombre pour nous examiner du porche. Nous l’observâmes un moment puis don Juan m’ordonna de partir. Je restai muet. J’aurais juré que c’était bien la femme que j’avais vue s’avancer en sautant à mon côté dans la nuit.
Une demi-heure plus tard, lorsque nous arrivâmes de nouveau sur le chemin pavé, don Juan m’adressa la parole.
« Qu’en dis-tu ? As-tu reconnu son aspect ? »
J’hésitai longuement avant de répondre. Dire oui impliquait un engagement qui m’effrayait. Je répondis en pesant mes mots : la nuit avait été trop noire pour que je puisse en être absolument certain. Il rit et me tapa doucement sur la tête.
« C’était elle, pas vrai ? »
Il ne me laissa pas le temps de répondre. Il m’ordonna de me taire en posant un doigt sur sa bouche et me chuchota à l’oreille qu’il était inutile de rien dire, que pour survivre aux attaques de « la Catalina » il me fallait faire usage de tout ce qu’il m’avait appris.
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)

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