L'Anneau de Pouvoir

Samedi 14 avril 1962

Don Juan soupesa nos gourdes et, constatant que notre réserve de nourriture était épuisée, décida que le moment de s’en aller s’imposait de lui-même. Je lui fis remarquer tout bonnement qu’il nous faudrait deux jours pour rentrer chez lui. Il déclara qu’il ne retournerait pas à Sonora mais dans une ville frontalière où il avait à faire. Je crus que nous allions descendre le long du lit du ruisseau, mais il se dirigea vers le nord-ouest à travers le plateau de lave. Une heure plus tard il me guida dans un profond ravin qui se ferma en cul-de-sac à l’endroit où deux pics se rejoignaient. De là une pente montait presque jusqu’au sommet de la chaîne de montagnes. Cette étrange pente ressemblait à un pont concave et incliné reliant les deux pics. Don Juan désigna un point de la pente.
« Fixe cet endroit du regard. Le soleil est presque au bon endroit. »
À midi, expliqua-t-il, la lumière du soleil pourrait m’aider à « ne-pas-faire ». Il me donna quelques instructions : desserrer tous mes vêtements, m’asseoir en tailleur, et fixer toute mon attention sur l’endroit en question. Il y avait quelques rares nuages au ciel, mais pas un seul à l’ouest. Il faisait très chaud, la lumière du soleil brûlait la lave. J’examinai l’endroit soigneusement. Après une longue attente infructueuse je lui demandai ce que je devais exactement observer. D’un geste impatient de la main il me fit taire.
J’étais fatigué, j’avais envie de m’endormir. Je laissai mes yeux se fermer à moitié ; ils me démangeaient et je les frottai, mais mes mains étaient moites et la sueur me piqua les yeux. Les paupières à moitié closes je regardai les pics volcaniques, et soudain la montagne tout entière s’illumina. Je dis à don Juan qu’en clignant des yeux je pouvais voir la chaîne de montagnes comme un ensemble de fibres de lumières entremêlées.
Pour arriver à maintenir la vision de ces fibres il me dit de respirer aussi peu que possible, de ne pas les fixer du regard mais de regarder simplement un point juste au-dessus de la pente. En suivant ses instructions je fus capable de soutenir la vue d’une surface interminable couverte d’un réseau de fibres lumineuses. Calmement don Juan me dit de tenter d’isoler les zones de noirceur qui apparaissaient dans ce champ lumineux, puis, aussitôt un de ces points découvert, d’ouvrir mes yeux pour localiser ce point sur la pente. Aucune noirceur n’apparaissait. À plusieurs reprises je clignai des yeux puis les ouvris à nouveau. Don Juan s’approcha et désigna du doigt une zone à ma droite, puis une autre juste devant moi. Je voulus changer de position, car je crus qu’en me déplaçant je pourrais apercevoir cette zone supposée de noirceur. Don Juan me secoua par le bras et m’ordonna d’un ton sévère de rester immobile et patient. À nouveau je clignai des yeux et revis la toile de fibres de lumière ; pendant un moment je l’observais, puis j’ouvris les yeux. À l’instant même j’entendis un faible grondement, comme le bruit lointain d’un avion à réaction, et je vis, les yeux grands ouverts, la totalité de la chaîne de montagnes tel un immense champ de petits points lumineux. Ce fut comme si les mouchetures métalliques de la roche volcanique avaient toutes ensemble reflété le soleil pour un bref moment. Puis la lumière du soleil perdit son intensité pour s’éteindre soudain et les montagnes devinrent une masse molle de rochers brun foncé. Simultanément il fit froid et le vent se leva. J’aurais voulu me tourner pour voir si le soleil avait été caché par un nuage, mais don Juan me tenait la tête et il m’interdisait tout mouvement. Il déclara que si je me retournais je pourrais peut-être apercevoir en un éclair l’entité des montagnes, cet allié qui nous suivait, mais que je n’avais pas la force suffisante pour supporter un choc pareil. Quant au grondement, ajouta-t-il, c’était la façon assez spéciale par laquelle un allié annonçait sa présence. Il se leva et annonça que nous allions grimper la pente qui se dressait devant nous.
« Où allons-nous ? »
Il montra du doigt une des zones qu’il avait précédemment désignée comme étant un point de noirceur, et expliqua que « ne-pas-faire » lui avait permis d’isoler ce lieu comme un centre probable de pouvoir, ou sinon un endroit où l’on pouvait trouver des objets-pouvoir. Une pénible escalade nous séparait du lieu en question, et en y arrivant il s’immobilisa pendant un moment juste devant moi. J’allais m’approcher, mais de la main il m’intima l’ordre de ne pas bouger. Il semblait s’orienter car je pouvais voir sa nuque se déplacer comme s’il scrutait la montagne de haut en bas. Puis d’un pas très assuré il se dirigea vers une terrasse. Il s’assit et balaya le sol de la main. Avec ses doigts il dégagea un petit morceau de rocher qui dépassait, puis me donna l’ordre de le déterrer. À peine eus-je terminé qu’il me dit de placer le caillou sous ma chemise, car il s’agissait d’un objet-pouvoir qui maintenant m’appartenait. Il me le donnait pour que je le garde, le polisse et en prenne soin. Immédiatement nous commençâmes à descendre vers un canyon et deux heures plus tard nous étions au pied des montagnes volcaniques, sur le plateau désertique. Don Juan avançait d’un bon pas, en me précédant de trois mètres. Nous allâmes en direction du sud jusque immédiatement avant le coucher du soleil. À l’ouest un épais banc de nuages nous cacha le soleil, mais nous nous arrêtâmes jusqu’au moment où nous pouvions penser qu’il avait disparu à l’horizon. Alors don Juan changea de direction, nous avançâmes vers le sud-est. En passant sur une bosse du terrain je remarquai quatre silhouettes qui au sud venaient vers nous. Je jetai un œil vers don Juan. Jamais nous n’avions rencontré personne au cours de nos pérégrinations et je ne savais comment me comporter en une telle situation. Mais cela ne semblait pas le troubler le moins du monde. Il continuait à marcher comme si de rien n’était. Les hommes avançaient vers nous d’un pas tranquille, sans se presser. Lorsqu’ils furent plus proches, je pus me rendre compte qu’il s’agissait de quatre jeunes Indiens. Ils avaient l’air de reconnaître don Juan. Il leur parla en espagnol. Ils échangèrent peu de mots mais témoignèrent à don Juan un respect manifeste. Un seul s’adressa à moi. En chuchotant je demandai à don Juan si je pouvais leur répondre ; il acquiesça d’un signe de tête.
Une fois la conversation entamée ils se révélèrent très ouverts et même amicaux, surtout celui qui m’avait adressé la parole en premier. Ils me racontèrent qu’ils étaient à la recherche de cristaux de quartz-pouvoir, et depuis plusieurs jours ils parcouraient cette région volcanique sans le moindre résultat. Don Juan regarda autour de nous puis désigna une zone rocheuse à deux cents mètres de là.
« C’est un bon endroit où s’installer pour un moment », dit-il.
Cette zone était très tourmentée et dépourvue de tout buisson. Nous prîmes place sur les rochers. Don Juan annonça qu’il allait chercher des branches-sèches pour faire un feu. Je voulus l’aider, mais il murmura qu’il s’agissait d’un feu spécial pour ces jeunes gens et qu’il n’avait pas besoin de mon aide. Ils s’assirent tous autour de moi, l’un d’eux dos contre dos avec moi. Cela m’embêtait un peu.
Revenant avec un fagot de bois, don Juan les félicita de leur prudence et ajouta à mon usage qu’ils étaient les apprentis d’un sorcier et que la règle voulait que lorsqu’on chasse des objets-pouvoir un cercle soit constitué avec en son centre deux personnes dos à dos. L’un des jeunes gens voulut savoir si j’avais déjà trouvé des cristaux moi-même, et je répondis que jamais don Juan ne m’avait demandé d’en chercher. Pour y faire le feu, don Juan choisit un emplacement proche d’un gros bloc de pierre. Aucun des jeunes gens ne se leva pour l’aider, mais tous l’observèrent attentivement. Une fois toutes les branches embrasées, il s’assit le dos au rocher, le feu à sa droite. Les autres semblaient savoir ce qui se passait ; quant à moi je n’avais pas la moindre idée de l’attitude qui convient lorsqu’on est en présence d’apprentis d’un brujo. Je les observais. Ils étaient assis en demi-cercle et faisaient face à don Juan. Je m’aperçus alors que celui-ci était directement en face de moi. Deux des jeunes gens étaient assis à ma gauche, les deux autres à ma droite. Il leur annonça que j’étais venu dans ces montagnes de lave pour apprendre le « ne-pas-faire » et qu’un allié nous avait suivis. Je considérai cette introduction comme un peu trop dramatique, et je dus avoir raison puisque les jeunes gens changèrent brusquement de position pour s’asseoir en repliant une jambe sous eux. Je n’avais pas remarqué leur position précédente, sans doute semblable à la mine, les jambes croisées. Un rapide coup d’œil vers don Juan me révéla que lui était assis la jambe gauche repliée sous les fesses. D’un geste à peine perceptible du menton il attira mon attention sur ma posture. Je plaçai ma jambe gauche en position. Don Juan m’avait appris qu’il s’agissait d’une posture utilisée par le sorcier lorsque les choses s’avéraient incertaines. Pour moi cela avait toujours constitué une position extrêmement incommode et je me dis que s’il me fallait la conserver pendant son discours j’allais en souffrir. Mais il sembla deviner mon handicap, car il expliqua aux jeunes gens d’une façon succincte que l’on pouvait trouver des cristaux de quartz en des lieux particuliers de cette région. Une fois découverts il fallait les persuader de quitter leur demeure au moyen de techniques très particulières. Alors ils devenaient l’homme lui-même, et leur pouvoir s’étendait au-delà de notre compréhension.
En général, précisa-t-il, les cristaux de roche se trouvaient en groupes, et celui qui en découvrait un devait choisir cinq des plus longs et des plus beaux puis les détacher de leur matrice. Le même homme devait ensuite les sculpter et les polir, les rendre tels qu’ils soient exactement de la taille et de la forme des doigts de la main droite. Les cristaux constituaient des armes de sorcellerie. On les lançait pour tuer, ils pénétraient dans le corps de l’ennemi puis revenaient dans la main de leur propriétaire comme s’ils ne l’avaient jamais quittée. Ensuite il nous parla de la recherche de l’esprit qui peut changer un cristal ordinaire en une arme. En tout premier lieu il fallait trouver un lieu propice pour l’attirer. Ce lieu devait être au sommet d’une colline que l’on découvrait en balayant le sol, la paume tournée vers le bas jusqu’à ce qu’on puisse percevoir une certaine chaleur. À l’endroit même il fallait faire un feu, et l’allié attiré par les flammes se manifesterait par une suite de bruits ininterrompus. Il fallait s’avancer dans cette direction jusqu’a ce que l’allié lui-même se révèle. Alors, pour le dominer, il fallait le combattre, le plaquer au sol. À cet instant il fallait obliger l’allié à toucher les cristaux pour les imprégner de pouvoir. Il nous mit en garde, d’autres forces vivaient en liberté dans ces montagnes volcaniques, des forces qui ne ressemblaient en rien à un allié car elles ne se manifestaient par aucun bruit et se montraient seulement sous forme d’ombres évanescentes ; ces forces ne possédaient absolument aucun pouvoir.
L’attention de l’allié était retenue par des plumes chatoyantes ou des cristaux de roche finement polis ; mais en fait avec du temps n’importe quel objet pouvait aussi être employé, puisque l’important n’était pas la recherche des objets mais la découverte de la force qui les imprégnerait de pouvoir.
« À quoi serviraient des cristaux remarquablement polis si vous n’arrivez jamais à découvrir l’esprit qui leur insufflera le pouvoir ? Par contre si vous n’avez pas de cristaux au moment où vous découvrez l’esprit, alors n’importe quoi peut être placé sur son chemin pour qu’il le touche. Si vous ne trouvez rien d’autre vous pourriez aussi bien y mettre vos couilles. »
Les jeunes gens rigolèrent doucement, et le plus audacieux, celui qui m’avait parlé le premier, éclata de rire. Je remarquai que don Juan avait croisé ses jambes pour s’asseoir de façon plus détendue, et les jeunes gens l’avaient tous imité. Tranquillement je voulus faire de même mais un nerf avait dû se coincer dans mon genou gauche ou un muscle se tordre ; je fus obligé de me lever et de sautiller sur place pendant un moment. Don Juan plaisanta à ce sujet. Il déclara que j’avais perdu l’habitude de m’agenouiller parce que je n’avais pas été à confesse depuis des mois, depuis que j’errais en sa compagnie. Ces mots produisirent un grand effet sur les jeunes gens. Ils riaient par à-coups et quelques-uns se couvrirent le visage pour glousser nerveusement.
« Les gars, je vais vous montrer quelque chose », annonça-t-il tranquillement une fois que les rires eurent pris fin. J’aurais parié qu’il allait sortir de son sachet quelque objet-pouvoir et je crus qu’ils allaient tous s’approcher de lui, car ils firent le même mouvement à l’unisson. Tous se penchèrent un peu en avant comme s’ils voulaient se relever, et placèrent leur jambe gauche sous le corps pour reprendre cette mystérieuse posture tellement pénible pour mes genoux. Je les imitai de mon mieux. Je m’aperçus alors que si je ne m’asseyais pas sur ma jambe gauche, c’est-à-dire que si je demeurais en position à moitié agenouillée, j’avais beaucoup moins de tension dans mes genoux. Don Juan se leva et disparut derrière le rocher.
Avant de partir et pendant que je m’installais il avait dû alimenter le feu, car les nouvelles branches sifflaient en s’enflammant et de longues flammes jaillirent, créant un effet extrêmement dramatique. Les flammes doublèrent de taille. Soudain don Juan jaillit de derrière le rocher, et resta debout là où il avait été assis. Je fus stupéfait. Il avait un drôle de chapeau noir, un chapeau avec des pointes près des oreilles et une calotte ronde. Cette coiffure me rappela un chapeau de pirate. Vêtu d’un manteau queue de morue fermé d’un unique bouton métallique très brillant, il avait aussi une jambe de bois. Je ris à part moi. Déguisé en pirate, don Juan avait vraiment l’air ridicule. Toutefois je me demandai comment il avait fait pour réunir cet attirail en pleine nature. Sans doute l’avait-il caché auparavant derrière ce rocher. Je me dis qu’il lui aurait suffi d’un bandeau sur l’œil et d’un perroquet sur l’épaule pour ressembler à l’image courante que l’on se fait du pirate. Il dévisagea chacun de nous en laissant ses yeux aller de gauche à droite. Puis il porta son regard plus haut, au-dessus de nous, les yeux perdus dans l’obscurité de la nuit. Un moment il resta dans cette position puis retourna derrière le rocher.
Je ne remarquai pas comment il marchait ; sans doute avait-il une jambe repliée au-dessus du genou, et lorsqu’il partit j’aurais pu voir cet artifice ; mais ses actes me surprenaient tant que je ne fis pas assez attention. Au moment même où il disparut derrière le rocher, les flammes diminuèrent et je ne pus m’empêcher de constater combien la synchronisation avait été parfaite. Il avait dû calculer le temps qu’il faudrait au bois pour brûler et minuter son apparition en conséquence. Ce changement du feu eut un effet certain sur le groupe, les jeunes gens s’agitèrent. À l’instant où les flammes diminuèrent, ils s’assirent tous en tailleur. Je crus que don Juan allait revenir et s’asseoir, mais je me trompai et cette attente m’impatienta. Les jeunes Indiens restaient assis le visage absolument impassible.
La raison de ces clowneries m’échappait. Après une longue attente, je m’adressai à voix basse à mon voisin de droite pour lui demander si pour lui le costume porté par don Juan, ce chapeau, cette redingote à queue, et cette jambe de bois, avaient quelque signification. Il me regarda avec une expression absente et amusée. Il semblait troublé. Je lui répétai ma question. Le jeune homme assis plus à droite tendit l’oreille.
Ils me dévisagèrent sans chercher à cacher leur embarras. Je déclarai que ce chapeau, cet habit et cette jambe de bois avaient servi à don Juan à se déguiser en pirate. Ils avaient fait cercle autour de moi ; ils gloussaient et riaient nerveusement, sans doute à court de mots pour me répondre. Le plus audacieux se décida enfin. Il me dit que don Juan n’avait ni chapeau ni habit et encore moins de jambe de bois, mais qu’il portait un capuchon ou un foulard noir sur sa tête et une tunique noire de jais tombant jusqu’au sol, comme celle d’un curé.
« Non ! s’exclama doucement un autre. Il n’avait pas de capuchon. »
« C’est vrai », admirent les autres. Celui qui avait parlé le premier me dévisagea avec stupeur. J’avançai qu’il nous fallait récapituler très calmement et précisément tout ce qui venait de se passer, car si don Juan nous laissait seuls, c’était bien pour que nous en parlions entre nous. Le jeune homme le plus à ma droite déclara que don Juan était en haillons, il portait un poncho en loques ou bien une sorte de manteau indien, et un sombrero en piteux état. Il tenait à la main un panier qui contenait quelque chose, mais il ne savait quoi. Il ajouta que don Juan n’était pas réellement habillé en mendiant mais plutôt comme un porteur de choses étranges au terme d’un interminable voyage. Celui qui avait vu don Juan avec un capuchon noir déclara n’avoir rien aperçu dans ses mains, mais que ses cheveux étaient longs et broussailleux comme ceux d’un homme qui aurait assassiné un prêtre puis enfilé sa soutane sans toutefois parvenir à cacher son côté brigand. Le jeune homme assis à ma gauche rit doucement et commenta l’étrangeté de la scène à laquelle nous venions d’assister. Il déclara que don Juan était habillé comme quelqu’un de très important qui vient de descendre de son cheval. Il portait de larges jambières de cuir, celles dont on se sert pour voyager, des éperons d’une taille peu ordinaire, une badine qu’il ne cessait de faire claquer sur la paume de sa main gauche, un immense chapeau chihuahua avec une calotte conique et deux pistolets automatiques de calibre 45. Don Juan était l’image d’un riche ranchero. Le jeune homme assis le plus à ma gauche eut un rire timide et refusa de nous raconter ce qu’il avait vu. Je le pressai, mais les autres ne semblèrent y attacher aucune importance. D’ailleurs ce jeune Indien semblait trop timide pour oser parler. Don Juan sortit de derrière le rocher au moment où le feu allait pratiquement s’éteindre.
« Il est préférable que nous laissions ces jeunes gens vaquer à leurs affaires », me déclara-t-il. « Dis-leur au revoir. »
Il ne les regarda même pas. Lentement, comme pour me laisser le temps de faire mes adieux, il s’éloigna. Les jeunes gens m’embrassèrent. Le feu ne produisait plus de flammes, mais les braises émettaient suffisamment de lumière. Don Juan était comme une ombre obscure située à quelques pieds en arrière et les jeunes gens formaient un cercle de silhouettes immobiles nettement délimitées. On aurait dit une rangée de statues d’un noir de jais se détachant sur un arrière-plan ténébreux. C’est alors que tout ce que je venais de vivre agit sur moi. Un frisson me parcourut le dos. Je me précipitai pour rejoindre don Juan. D’un ton vraiment anxieux il me pria de ne pas me retourner car les jeunes gens étaient maintenant un cercle d’ombres. Je sentis dans mon estomac une force qui venait de l’extérieur, comme si une main m’avait agrippé, et je poussai un cri involontaire. Don Juan me chuchota que la région contenait tellement de pouvoir qu’il serait facile de faire usage de la marche de pouvoir. Nous trottâmes pendant des heures. Cinq fois je tombai, et chaque fois don Juan compta à haute voix. Enfin il s’arrêta.
« Assieds-toi, adosse-toi au rocher et couvre ton ventre de tes mains », chuchota-t-il à mon oreille.
Dimanche 15 avril 1962
Au petit matin, dès qu’il y eut assez de lumière, nous repartîmes en marchant. Don Juan me guida jusqu’à ma voiture. Bien qu’affamé, je me sentais vigoureux et reposé. Nous mangeâmes quelques biscuits et bûmes de l’eau minérale que je pris dans ma voiture. Je voulus poser des questions qui me brûlaient les lèvres, mais don Juan posa un doigt sur ses lèvres. Au milieu de l’après-midi nous arrivâmes à la ville frontière où il me demanda de le déposer. Nous allâmes au restaurant. Il était vide. Nous prîmes place près d’une fenêtre ouvrant sur la rue principale très passante, et nous commandâmes à manger. Don Juan semblait parfaitement détendu, et ses yeux brillaient d’une manière espiègle. Cela m’encouragea à poser mes questions. Son déguisement surtout m’intriguait.
« Je t’ai montré un peu de mon ne-pas-faire », dit-il et ses yeux s’illuminèrent.
« Mais aucun de nous n’a vu le même déguisement. Comment vous y êtes-vous pris ? »
« Très simplement », répliqua-t-il. « C’étaient seulement des déguisements, parce que tout ce que nous faisons est d’une certaine manière un déguisement. » « Tout ce que nous faisons est, comme je te l’ai déjà dit, affaire de faire. » « Un homme de connaissance pourrait lui-même s’accrocher au faire de tout le monde et produire des choses vraiment curieuses. » « Mais en fait elles n’ont rien de curieux. Elles ne sont curieuses que pour ceux qui sont englués dans le faire. »
« Ces jeunes gens et toi-même, vous n’êtes pas encore sensibles au ne-pas-faire, par conséquent il était facile de vous mystifier tous. »
« Mais comment y êtes-vous arrivé ? »
« Cela n’aura aucun sens pour toi. Il n’y a aucun moyen pour te faire comprendre cela. »
« S’il vous plaît, don Juan, essayez. »
« Disons que lorsque chacun de nous naît, il apporte avec lui un petit anneau de pouvoir. » « Et presque sur-le-champ cet anneau de pouvoir est utilisé. » « Ainsi, dès la naissance, nous sommes tous accrochés, et nos anneaux de pouvoir sont attachés à ceux de tous les autres. » « Autrement dit, nos anneaux de pouvoir sont accrochés au faire du monde de manière à faire le monde. »
« Citez-moi un exemple, comme ça je comprendrai mieux. »
« Nos anneaux de pouvoir, le tien, le mien, sont en ce moment accrochés au faire de cette pièce. » « Nous faisons cette pièce. Nos anneaux de pouvoir font qu’en ce moment cette pièce existe. »
« Pas si vite, pas si vite. Cette pièce existe par elle-même. Je ne la crée pas. Je n’ai rien à voir avec elle. »
Mes protestations n’influencèrent en rien don Juan qui maintint très calmement que la pièce où nous étions assis était rendue existante et existait par la force des anneaux de pouvoir de tous les hommes.
« Vois-tu », reprit-il, « chacun de nous sait le faire d’une pièce parce que d’une façon ou d’une autre nous avons passé une grande partie de nos vies dans des pièces. » « Par ailleurs, un homme de connaissance développe un autre anneau de pouvoir que je nommerai l’anneau de ne-pas-faire parce qu’il est accroché au ne-pas-faire. » « Par conséquent avec cet anneau il peut produire un autre monde. »
Une jeune serveuse nous apporta le repas en nous jetant un regard soupçonneux. Don Juan chuchota que je ferais mieux de la payer tout de suite, car elle n’était pas du tout certaine que nous ayons assez d’argent sur nous.
« Il ne faut pas lui en vouloir si elle n’a pas confiance en toi », dit-il en éclatant de rire. « Tu as une sacrée gueule ! »
Je réglai l’addition, ajoutai un pourboire, et une fois qu’elle se fut éloignée, dévisageai don Juan pour reprendre notre conversation. Il me vint en aide.
« La difficulté pour toi provient de ce que tu n’as pas encore développé ton autre anneau de pouvoir et que ton corps ne connaît pas le ne-pas-faire. »
Je n’y comprenais rien. Mes pensées s’attardaient sur quelque chose de plus terre à terre. Je désirais seulement savoir s’il avait ou non enfilé un costume de pirate. Il ne répondit pas mais eut un rire tonitruant. Je le suppliai de m’éclairer.
« Mais je viens de te l’expliquer », rétorqua-t-il.
« Voulez-vous dire que vous n’aviez pas de déguisement ? »
« Je n’ai rien fait d’autre que d’accrocher mon anneau de pouvoir à ton faire. » « Tu as fait toi-même le reste, tout comme les autres. »
« C’est absolument incroyable ! »
« Nous avons tous appris à être d’accord sur le faire », dit-il avec douceur. « Tu n’as pas la moindre idée du pouvoir qu’un tel accord entraîne avec lui. Mais heureusement ne-pas-faire est aussi un miracle et un puissant miracle. »
Un remous incontrôlable perturba mon estomac. Un abîme infranchissable séparait mon expérience de ses explications. Comme toujours ma défense fut de déboucher sur une position de doute et de méfiance d’où surgissait la question suivante : « Et si don Juan était de mèche avec ces jeunes Indiens ? S’il avait tout préparé ? »
Je changeai de sujet et décidai de le questionner sur les quatre apprentis.
« Vous m’avez bien dit qu’ils étaient des ombres ? »
« Exact. »
« Étaient-ils des alliés ? »
« Non, ce sont les apprentis d’une de mes connaissances. »
« Alors pourquoi les appeler des ombres ? »
« Parce qu’à ce moment ils ont été touchés par le pouvoir du ne-pas-faire, et comme ils ne sont pas aussi stupides que toi, ils se sont changés en quelque chose de bien différent de ce que tu connais. » « C’est la raison pour laquelle je ne voulais pas que tu les regardes. Cela n’aurait servi qu’à te blesser. »
Je n’avais plus de questions à poser. Je n’avais plus faim non plus. Don Juan mangeait de bon cœur et semblait d’excellente humeur. Je me sentais repoussé. Soudain une fatigue accablante me gagna. Je me rendis compte que la voie ouverte par don Juan était trop pénible pour moi, et je lui confiai que je n’avais pas la trempe pour devenir sorcier.
« Peut-être qu’une autre rencontre avec Mescalito t’aidera. »
Je répondis que cela restait hors de question. Je n’envisageais ni ne désirais une telle rencontre.
« Pour permettre à ton corps de profiter de tout ce que tu as appris, il faut qu’il t’arrive des choses excessivement rigoureuses. »
Je suggérai que, n’étant pas indien, je n’étais pas vraiment qualifié pour vivre la vie inhabituelle d’un sorcier.
« Peut-être que si j’arrivais à me dégager de tous mes engagements je me comporterais un peu mieux dans votre monde, dis-je. » « Ou si j’allais en pleine nature pour y vivre avec vous. » « Tandis que maintenant j’ai un pied dans chacun des deux mondes et à cause de cela je suis incapable dans tous les deux. »
Pendant longtemps il me fixa du regard.
« Ça, c’est ton monde », déclara-t-il en montrant l’active rue principale de l’autre côté de la fenêtre. « Tu es un homme de ce monde-là. Et dehors, dans ce monde, il y a ton terrain de chasse. » « Il n’existe aucun moyen d’échapper au faire de notre monde, donc un guerrier change son monde en son terrain de chasse. » « En tant que chasseur, un guerrier sait que le monde est fait pour servir. » « Par conséquent il en fait usage jusqu’à la moindre miette. Un guerrier est comme un pirate qui n’a aucun scrupule à s’emparer et à se servir de tout ce qu’il désire, à la différence près que le guerrier ne se soucie ni ne se choque d’être lui-même utilisé et accaparé. »
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)

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