La Marche de Pouvoir

Samedi 8 avril 1962

« Don Juan, la mort est-elle un personnage ? » lui demandai-je en m’asseyant sur le porche de sa maison. Il eut un regard ébahi, posa le sac de provisions que je lui avais apporté et s’assit en face de moi. Confiant, je lui expliquai mon désir de savoir si la mort, lorsqu’elle observait la dernière danse du guerrier, était une personne ou bien comme une personne.
« Qu’est-ce que ça peut bien faire ? » rétorqua-t-il.
Je lui fis part de ma fascination pour cette image et de ma curiosité quant à savoir comment il la concevait. Bref, comment savait-il qu’il en était ainsi ?
« C’est très simple. Un homme de connaissance sait que sa mort est le dernier témoin parce qu’il voit. »
« Exprimez-vous par là que vous avez vous-même assisté à la dernière danse d’un guerrier ? »
« Non. Personne ne peut en être témoin. Il n’y a que la mort. Par contre j’ai vu ma propre mort m’observer et j’ai dansé pour elle comme si je mourais. La danse finie, la mort n’a désigné aucune direction et mon lieu de prédilection n’a pas tremblé pour me dire au revoir. Donc mon temps sur cette terre n’était pas terminé, je ne suis pas mort. Lorsque cet événement s’est produit, je ne possédais qu’un pouvoir limité et je ne comprenais pas les intentions de ma mort ; par conséquent je croyais que j’étais en train de mourir. »
« Votre mort était-elle comme une personne ? »
« Tu es un drôle d’oiseau. Tu crois pouvoir comprendre en posant des questions. Je ne pense pas que tu y arriveras. Mais qui suis-je pour en être certain ? »
« La mort n’est pas comme une personne. C’est plutôt une présence. On peut aussi choisir de dire qu’elle n’est rien, et cependant elle est absolument tout. Chacun a raison. La mort est tout ce que l’on désire. »
« Je m’entends bien avec les gens, donc pour moi la mort est une personne. Je puise dans le mystère, alors pour moi la mort a des yeux vides. Je peux voir au travers de ses yeux. Ils sont comme deux fenêtres et pourtant ils bougent comme bougent des yeux. Ainsi je peux dire que la mort aux yeux vides regarde le guerrier dansant pour la dernière fois sur terre. »
« Mais cette image vous est-elle propre ou appartient-elle à d’autres guerriers ? »
« C’est la même chose pour les guerriers qui possèdent une danse de pouvoir, et malgré tout ce n’est pas pareil. La mort assiste à la dernière danse du guerrier, mais la façon dont celui-ci voit la mort est une affaire personnelle. Elle peut être n’importe quoi, un oiseau, une lumière, un buisson, un caillou, un lambeau de brouillard, ou bien une présence inconnue. »
Cette description de la mort me troublait. Je n’arrivais plus à formuler correctement mes questions, je bégayais. Il me regardait en souriant et m’encourageait à parler.
Je voulus savoir si la façon dont un guerrier voyait sa mort dépendait de son éducation. Je pris pour exemple les Indiens Yumas et Yaquis. Selon moi la culture déterminait la façon dont on imaginait la mort.
« Peu importe comment on a été élevé », répondit-il. « Le pouvoir personnel, voilà ce qui détermine la façon dont on fait quelque chose. Un homme n’est que le total de son pouvoir personnel, et c’est ce total qui détermine comment il vit et comment il meurt. »
« Qu’est-ce que le pouvoir personnel ? »
« Le pouvoir personnel est une impression, une sensation. Par exemple comme avoir de la chance. On peut aussi dire qu’il s’agit d’un tempérament. Le pouvoir personnel est quelque chose qui s’acquiert quelle que soit l’origine de l’homme. Je te l’ai déjà dit, un guerrier est un chasseur de pouvoir, et je t’enseigne comment le chasser et l’emmagasiner. Avec toi le problème est, ainsi qu’avec nous tous, d’être convaincu. Il faut que tu croies que le pouvoir personnel peut s’utiliser, qu’il est possible de l’emmagasiner. Mais jusqu’à ce jour tu n’as pas été convaincu. »
Je lui répondis qu’il avait bien présenté son cas, et que j’étais aussi convaincu qu’on peut l’être. Il rit.
« Ce n’est pas de ce genre de conviction que je parle. »
Il me tapota deux ou trois fois l’épaule puis dit en ricanant :
« Je n’ai pas besoin qu’on me fasse rire, tu sais. »
Je l’assurai de mon parfait sérieux.
« Je te crois. Mais être convaincu signifie que tu peux agir seul, par toi-même. Et pour y arriver il te faudra fournir bien des efforts. Il reste beaucoup à faire. Tu viens à peine de commencer. »
Pendant un moment il resta silencieux, le visage rayonnant d’un calme impressionnant.
« C’est curieux, parfois tu me fais penser à moi. Je ne voulais pas m’engager sur le chemin du guerrier. Je croyais toute cette peine inutile, surtout en considérant que de toute façon nous allions mourir un jour. Alors qu’y aurait-il de changé si je devenais un guerrier ? J’avais tort, mais j’ai dû découvrir cela moi-même. Lorsque tu te rends compte que tu as tort et que cela fait une énorme différence, alors tu peux prétendre être convaincu. Et tu continues par toi-même. Et tu peux même devenir homme de connaissance par toi-même. »
Je lui demandai d’expliquer ce qu’il entendait par « homme de connaissance ».
« Un homme de connaissance est celui qui a réalisé sincèrement tous les travaux de l’enseignement. Un homme qui sans se presser et sans se tromper s’est avancé aussi loin que possible pour dévoiler les secrets du pouvoir personnel. »
Il s’attarda brièvement sur ce concept, puis n’en fit plus cas en remarquant que je devais seulement me préoccuper de l’idée d’emmagasiner du pouvoir personnel.
« C’est incompréhensible, protestai-je. Je n’arrive pas à voir où vous voulez en venir. »
« Chasser est quelque chose de spécial », répondit-il. « En premier lieu c’est une idée, puis il faut lui donner forme, petit à petit, et tout d’un coup, c’est gagné ! Ça arrive. »
« Qu’est-ce qui arrive ? »
Il se leva, étira ses bras en arquant son dos à la manière d’un chat, et comme toujours ses articulations craquèrent.
« Allons-y », dit-il. « Nous avons une longue course à faire. »
« Mais il y a tant de questions que je voudrais vous poser ! »
« Nous allons à un lieu de pouvoir », déclara-t-il en entrant chez lui. « Garde tes questions pour là-bas. Peut-être aurons-nous la chance de pouvoir discuter. »
Je crus que nous allions prendre la voiture. Je me levai et me dirigeai vers l’endroit où elle était garée, mais il m’appela, me dit de prendre mon filet et les gourdes et de le rejoindre derrière la maison, là où commençait le désert de broussailles.
« Nous devons nous dépêcher », dit-il.
Vers trois heures de l’après-midi nous atteignîmes les pentes basses de la Sierra Madre. La journée avait été chaude, mais vers la fin de l’après-midi le vent fraîchit. Don Juan s’assit sur une roche et me fit signe de l’imiter.
« Don Juan, cette fois-ci, qu’allons-nous faire ? »
« Tu sais parfaitement que nous allons chasser le pouvoir. »
« Bien sûr. Mais ici, qu’allons-nous faire de spécial ? »
« Tu sais que je n’en ai pas la moindre idée. »
« Voulez-vous dire que vous ne suivez pas un programme bien déterminé ? »
« Chasser est une affaire étrange. On ne peut prévoir à l’avance. C’est ce qui est excitant. Cependant un guerrier agit comme s’il avait un plan parce qu’il fait confiance à son pouvoir personnel. Par expérience il sait que celui-ci le poussera à agir de la façon la plus appropriée. »
Je fis ressortir la contradiction existant entre le fait qu’un chasseur avait déjà du pouvoir personnel et le fait qu’il en chasse encore. Il fronça les sourcils et eut un geste feint de mépris.
« Tu es celui qui chasse le pouvoir personnel, et je suis le guerrier qui le possède déjà. Tu m’as demandé si j’avais un plan, je te réponds que je fais confiance à mon pouvoir personnel pour me guider et que je n’ai pas besoin d’avoir un plan. »
Un silence suivit, puis nous reprîmes notre marche. Sur ces pentes raides je me fatiguais énormément, mais il semblait inépuisable. Il ne se pressait pas, il ne courait pas. Il avançait d’un pas régulier, et même après avoir escaladé une longue pente presque verticale il ne transpirait pas. D’ailleurs lorsque j’arrivai, il m’attendait. Je m’assis à côté de lui, la tête et la poitrine prêtes à éclater. Je m’allongeai sur le dos. La sueur coulait de mes sourcils. Don Juan éclata de rire et me roula d’un côté à l’autre pendant un moment. Ce mouvement m’aida à reprendre mon souffle.
Je lui avouai être impressionné par ses exploits physiques.
« Depuis le début j’ai tenté d’attirer ton attention sur cela », dit-il.
« Vous n’êtes pas vieux du tout, don Juan. »
« Bien sûr que non ! Je me suis efforcé de te le faire remarquer. »
« Comment faites-vous ? »
« Je ne fais rien. Mon corps est en forme, c’est tout. Je me traite au mieux. Par conséquent je n’ai aucune raison d’être fatigué ou mal à l’aise. Le secret ne réside pas en ce que tu fais pour ton corps, mais plutôt en ce que tu ne fais pas. »
L’explication que j’espérais ne vint pas. Il semblait savoir parfaitement que j’étais incapable de le comprendre. Il eut un sourire de connivence puis se leva.
« C’est un lieu de pouvoir », dit-il. « Au sommet de cette colline se trouve un endroit où nous pouvons camper. »
J’allais protester, car j’aurais voulu qu’il m’explique ce que je ne devais pas faire à mon corps.
« Ferme ton robinet », dit-il gentiment. « Cette fois-ci, pour changer, agis seulement. Peu importe le temps qu’il te faudra pour trouver un endroit adéquat pour nous y reposer, peut-être y passeras-tu la nuit entière. D’ailleurs il n’est même pas important de trouver ou non l’endroit. L’important est que tu essaies de le découvrir. »
Je rangeai mon carnet de notes et me levai. Comme maintes et maintes fois lorsqu’il me demandait de trouver une place où nous reposer, il me rappela que je devais regarder sans me concentrer sur un détail particulier du lieu, regarder en clignant des yeux jusqu’à ce que ma vue se brouille. Je marchai les yeux mi-clos, tournés vers le sol. Don Juan me suivait à deux pas et un peu à ma droite. En premier lieu je fis le tour du sommet avec l’intention de revenir au centre en suivant une spirale. Mais une fois le tour bouclé don Juan m’arrêta.
Il déclara que je me laissais reprendre par ma préférence pour la routine. D’un ton sarcastique il ajouta que j’allais sans aucun doute inspecter systématiquement la zone tout entière mais d’une manière tellement statique que jamais je ne percevrais l’endroit adéquat. Il précisa qu’il savait où il était, donc que je ne pouvais en aucun cas improviser.
« Alors, que dois-je faire ? »
Il me fit asseoir. Il alla cueillir des feuilles dans plusieurs buissons, une seule dans chacun, puis me les tendit. Il me dit de m’allonger sur le dos, d’ouvrir ma ceinture et de placer les feuilles à même la peau autour de mon nombril. Il observa mes mouvements et m’indiqua de presser ces feuilles contre mon ventre de mes deux mains, puis de fermer les yeux. Il me prévint que pour obtenir des résultats satisfaisants je ne devais en aucun cas réduire la pression de mes mains sur les feuilles ni ouvrir mes yeux ni tenter de me redresser pendant qu’il placerait mon corps dans une position de pouvoir. Il me saisit sous l’aisselle droite et me tourna. Une envie croissante de jeter un coup d’œil me tourmentait, mais il plaça ses mains sur mes yeux. Il m’ordonna de ne porter attention qu’à la sensation de chaleur qui allait émaner des feuilles. Pendant un moment je restai immobile, et alors je ressentis une étrange chaleur se dégager des feuilles, tout d’abord dans la paume de mes mains puis dans mon ventre. En quelques minutes mes pieds brûlaient comme si j’avais une forte fièvre. Je mentionnai cette désagréable sensation à don Juan, et mon envie d’ôter mes chaussures. Il me dit qu’il allait m’aider à me relever et que je ne devais ouvrir les yeux que sur son ordre. Je devais continuer à presser les feuilles sur mon ventre jusqu’à ce que j’aie trouvé l’endroit adéquat où nous reposer. Une fois debout il me chuchota au creux de l’oreille que je devais ouvrir les yeux et marcher sans réfléchir, en laissant le pouvoir des feuilles me tirer et me guider.
J’entamai une errance sans but. La chaleur de mon corps me mettait mal à l’aise. Je croyais avoir de la fièvre et je me demandais comment don Juan avait pu la provoquer. Il marchait derrière moi. Tout à coup il poussa un cri qui me figea sur place. En riant il expliqua que par un cri soudain on effraie les esprits malfaisants. Pendant une demi-heure je clignai des yeux tout en déambulant. Je me rendis compte que l’insupportable brûlure s’était transformée en une chaleur agréable. En marchant sur ce sommet de colline je me sentais très léger, et néanmoins déçu. J’avais espéré percevoir un phénomène visuel, mais dans mon champ de vision rien d’inhabituel n’avait passé, pas même des couleurs anormales, des lueurs ou des masses sombres. Las de cligner les yeux, je les ouvris. J’étais devant une petite terrasse de grès, un des rares endroits nus de ce sommet ; le reste était couvert çà et là de petits buissons espacés. La végétation avait dû brûler quelque temps auparavant, et l’herbe renaissante n’avait pas encore bien repoussé. Pour une étrange et inexplicable raison la terrasse de grès me semblait magnifique. Je la contemplai un long moment, puis je m’assis là.
« Très bien ! Très bien ! » déclara don Juan en me tapotant le dos.
Il m’ordonna d’enlever soigneusement les feuilles et de les poser sur le rocher. Dès que je les enlevai, mon corps se rafraîchit. Je contrôlai mon pouls, il était normal. Don Juan éclata de rire en m’appelant « docteur Carlos » et en me demandant si je voulais bien avoir l’obligeance de prendre aussi son pouls. Puis il déclara que j’avais ressenti le pouvoir des feuilles, que ce pouvoir m’avait nettoyé et rendu capable d’accomplir ma tâche. En toute sincérité je déclarai n’avoir rien fait, et m’être assis à cet endroit par fatigue et surtout parce que la couleur du rocher m’avait beaucoup plu. Il ne dit rien. Il restait debout non loin de moi. Soudain il sauta en arrière, enjamba quelques buissons avec une agilité incroyable et courut jusqu’à la crête d’un groupe de rochers dressés non loin de là.
« Que se passe-t-il ? » demandai-je.
« Observe la direction dans laquelle le vent va emporter les feuilles », dit-il. « Compte-les rapidement. Le vent vient. Prends-en la moitié et replace-les contre ton ventre. »
Il y avait vingt feuilles. J’en mis dix sous ma chemise. Une forte rafale de vent dispersa les autres vers l’ouest. En observant ces feuilles emportées j’eus l’étrange impression qu’une entité bien réelle les balayait intentionnellement dans la masse indistincte des buissons verts. Don Juan revint en marchant, et s’assit face au sud, à ma gauche.
Pendant longtemps nous restâmes muets. Je ne savais que dire. J’avais envie de fermer les yeux, épuisé, mais je n’osai pas. Don Juan dut se rendre compte de mon état car il me signala que je pouvais dormir sans la moindre inquiétude. Il précisa toutefois que je devais placer les mains sur mon abdomen, sur les feuilles et essayer de penser que je reposais suspendu sur le lit de « ficelles » qu’il avait fait à mon intention à mon « lieu de prédilection ». Je fermai les yeux. Je fus envahi du souvenir de la plénitude et de la tranquillité que j’avais ressenties en dormant au sommet de cette autre colline. Je voulus savoir si je me sentais suspendu, mais je sombrai dans le sommeil.
Je me réveillai un peu avant le coucher du soleil. Je me sentais en forme et revigoré. Don Juan avait dormi lui aussi. Malgré le vent je n’avais pas froid, les feuilles placées sur mon ventre semblaient avoir fait office de fourneau, de radiateur. J’observai les alentours. L’endroit que j’avais choisi était une petite cuvette où l’on pouvait s’asseoir comme sur un divan car le rocher pouvait aussi servir de dossier. Je découvris que don Juan avait placé mes carnets de notes sous ma tête.
« Tu as trouvé le bon endroit », dit-il en souriant. « Et tout s’est passé comme je te l’avais dit. Le pouvoir t’a guidé ici sans aucun plan de ta part. »
« Quel genre de feuilles m’avez-vous données ? »
La chaleur qui s’était dégagée de ces feuilles, chaleur grâce à laquelle j’avais dormi confortablement sans couvertures et avec peu d’habits, constituait en effet un phénomène digne d’attention.
« Simplement des feuilles. »
« Cela veut-il dire que je pourrais cueillir des feuilles de n’importe quel buisson et qu’elles produiraient le même effet ? »
« Non, je n’ai pas dit que toi tu pourrais le faire. Tu n’as pas de pouvoir personnel. J’ai voulu dire que n’importe quelles feuilles t’auraient aidé si celui qui te les donne a du pouvoir. Ce ne sont pas les feuilles qui t’ont aidé, mais le pouvoir.
« Votre pouvoir, don Juan ? »
« Je suppose que tu peux dire que c’est mon pouvoir, bien que cela ne soit pas parfaitement exact. Le pouvoir n’appartient à personne. Certains d’entre nous peuvent l’acquérir, à d’autres il sera donné directement. Vois-tu, pour accumuler du pouvoir il faut qu’il soit utilisé seulement pour aider quelqu’un d’autre à accumuler du pouvoir. »
Je voulus savoir si cela impliquait que son pouvoir se limitait à aider les autres. Avec beaucoup de patience il expliqua qu’il pouvait se servir de son pouvoir personnel selon son bon plaisir pour tout ce qu’il désirait, mais que lorsqu’il s’agissait de le donner directement à quelqu’un d’autre il ne servait à rien si celui qui le recevait ne l’utilisait pas dans sa propre recherche de pouvoir.
« Tout ce qu’un homme fait s’articule sur son pouvoir personnel », reprit-il. « Par conséquent les exploits d’un homme plein de pouvoir restent incroyables pour celui qui n’en a pas. Il faut du pouvoir pour arriver à concevoir ce qu’est le pouvoir. C’est cela que j’ai essayé depuis le début de te faire comprendre. Mais je sais que tu ne comprends pas, non pas parce que tu ne veux pas comprendre mais parce que tu as très peu de pouvoir personnel. »
« Que dois-je faire, don Juan ? »
« Rien. Continue tel que tu es. Le pouvoir trouvera un moyen. »
Il se leva, fit un tour complet sur lui-même en observant tout aux alentours. Sans bouger les yeux dans les orbites il déplaçait son corps, exactement comme un jouet mécanique qui tournerait sur place d’un mouvement précis et régulier. Je l’observai bouche bée. Conscient de ma surprise, il eut un sourire.
« Aujourd’hui tu vas chasser le pouvoir dans la noirceur du jour », déclara-t-il. Puis il s’assit.
« Qu’est-ce à dire ? »
« Cette nuit tu iras à l’aventure dans ces collines inconnues. Dans le noir elles ne sont plus des collines. »
« Que sont-elles ? »
« Quelque chose d’autre. Quelque chose d’impensable pour toi puisque tu n’as jamais été témoin de leur existence. »
« Que voulez-vous dire ? Avec ces déclarations alarmantes vous m’effrayez toujours. »
Il rit tout en cognant doucement du pied mon mollet.
« Le monde est un mystère. Et il n’est absolument pas comme tu l’imagines. »
Il parut réfléchir un moment. Sa tête oscillait rythmiquement d’avant en arrière. Il sourit et ajouta :
« Bien sûr, il est aussi tel que tu l’imagines, mais cela n’est pas tout ce qui existe dans le monde. Il y a bien plus que cela. Tu t’en es rendu compte toi-même depuis le début, et ce soir peut-être vas-tu y ajouter un morceau de plus. »
Un frisson me parcourut le dos.
« Qu’avez-vous prévu ? »
« Je ne prépare rien. Tout est décidé par le pouvoir même qui t’a permis de découvrir cet endroit. »
Il se leva et désigna quelque chose à distance. Je crus qu’il voulait que je l’imite. J’essayai de me lever d’un seul mouvement, mais avant que je fusse debout il me jeta par terre avec une force exceptionnelle.
« Je ne t’ai pas dit de me suivre », dit-il sévèrement. Puis il se radoucit et reprit :
« Cette nuit tu auras des moments difficiles et il te faudra tout le pouvoir personnel que tu peux rassembler. Reste en place, économise tes forces pour plus tard. »
Il précisa qu’il n’avait pas pointé du doigt quelque chose en particulier, mais vérifié au contraire que certaines choses allaient au mieux. Il termina en disant que je devais rester tranquillement assis et me mettre au travail car je disposais de beaucoup de temps avant la tombée de la nuit. Son sourire était contagieux et réconfortant.
« Mais, don Juan, qu’allons-nous faire ? »
Il secoua la tête en un mouvement exagéré de scepticisme.
« Écris ! » me commanda-t-il. Puis il me tourna le dos.
Il n’y avait rien d’autre à faire ; je travaillai sur mes notes jusqu’à ce qu’il fît trop noir pour écrire. Pendant tout ce temps don Juan resta parfaitement immobile, absorbé dans la contemplation du paysage qui s’étendait vers l’ouest. Mais à l’instant même où je cessai d’écrire, il se tourna vers moi et déclara d’un ton plaisant que les seules façons de me rendre silencieux étaient soit de me donner à manger, soit de m’ordonner d’écrire, soit de me dire de dormir. Il sortit de son sac un petit ballot qu’il ouvrit cérémonieusement. Il contenait des morceaux de viande séchée. Il m’en tendit un, en prit un autre et se mit à le mâcher. Il m’informa négligemment qu’il s’agissait de nourriture-pouvoir dont nous avions besoin tous deux en cette occasion. J’avais bien trop faim pour penser au fait que cette viande pouvait contenir des substances psychotropiques. Nous mangeâmes en silence toute la viande. La nuit était déjà complète.
Don Juan se leva, étira ses bras et son dos, puis m’incita à faire de même en déclarant qu’étirer les muscles de son corps tout entier constituait une excellente habitude après avoir dormi, mangé ou marché. Je l’imitai donc et pendant ces exercices quelques-unes des feuilles placées sur mon ventre glissèrent dans les jambes de mon pantalon. Je me demandai si je devais les ramasser mais il déclara qu’il était inutile de s’en soucier, qu’elles ne servaient plus à rien et que je devais les laisser tomber à leur guise.
Alors il s’approcha de moi et murmura au creux de mon oreille droite que je devais le suivre de très près en imitant tout ce qu’il ferait. Il ajouta qu’à cet endroit nous étions protégés, parce que, pour ainsi dire, nous étions à la limite de la nuit.
« Ce n’est pas la nuit », chuchota-t-il en frappant du pied le rocher. « La nuit est là-bas. »
Il désigna les ténèbres tout autour de nous. Il vérifia si les gourdes et mes carnets de notes étaient soigneusement emballés dans mon filet en déclarant avec calme qu’un guerrier s’assurait toujours que tout était parfaitement en ordre, non pas parce qu’il allait survivre à l’entreprise dans laquelle il s’engageait, mais parce que cela faisait partie de sa conduite impeccable. Ses remarques au lieu de me soulager eurent pour effet de me convaincre que ma dernière heure approchait. Les larmes me montaient aux yeux. J’étais persuadé que don Juan connaissait parfaitement l’effet de ses mots.
« Fais confiance à ton pouvoir personnel », dit-il à mon oreille. « C’est tout ce que l’on a dans ce monde mystérieux. »
Pour que je me décide à le suivre il me tira gentiment. Il marchait deux pas devant moi et je le suivais les yeux fixés au sol. Pour une raison obscure je n’osais pas regarder autour de moi, et garder les yeux au sol eut une action sédative presque hypnotique. Après une très courte marche don Juan s’arrêta. Il me chuchota que le noir total était proche, qu’il allait s’avancer assez loin de moi mais qu’il m’indiquerait sa position en imitant le cri bien particulier du hibou. Il poussa ce cri pour que je le retienne bien ; c’était un hululement rauque au début qui devenait ensuite aussi mélodieux que celui d’un vrai hibou. Il me conseilla de me méfier des autres cris de hibou, moins caractéristiques que le sien. Tandis qu’il achevait de me donner toutes ces instructions, une panique incontrôlable s’empara de moi. Je saisis son bras, bien décidé à ne pas le laisser partir, et pendant deux à trois minutes je n’arrivai même pas à articuler un mot car mon estomac et mon ventre agités par une série de tremblements nerveux m’empêchaient d’ouvrir la bouche. Calmement il me pressa de me reprendre, car, dit-il, l’obscurité était tout comme le vent une entité inconnue et libre d’évoluer, qui pourrait se jouer de moi au cas où je ne manifesterais pas la plus grande attention. Pour parer à toute éventualité je devais garder le calme le plus absolu.
« Tu dois t’abandonner de façon que ton pouvoir personnel se mélange au pouvoir de la nuit », dit-il à mon oreille.
Il annonça qu’il allait prendre un peu de distance. Ma frayeur, que je savais irrationnelle, redoubla.

« C’est de la folie », protestai-je.
Il me montra ni colère ni impatience. Il eut un rire calme et me chuchota quelques mots que je ne compris pas.
« Qu’avez-vous dit ? » lui demandai-je à haute voix.
Il plaça sa main sur ma bouche et me murmura qu’un guerrier agissait comme s’il savait ce qu’il fallait faire alors qu’en réalité il n’en savait rien. Trois ou quatre fois il répéta ces mots, comme s’il voulait que je les grave dans ma mémoire. Il ajouta :
« Un guerrier est impeccable s’il a confiance en son pouvoir personnel, qu’il soit insignifiant ou considérable. »
Un peu plus tard il me demanda si j’allais mieux. J’acquiesçai du chef, et rapidement, presque sans un bruit, il partit. Je regardai autour de moi. J’eus l’impression d’être dans une zone d’épaisse végétation car je ne pouvais distinguer que les masses sombres des buissons ou des petits arbres. Je tendis l’oreille pour me concentrer sur les bruits ; rien de particulier ne me frappa. Le vent dominait tout autre bruit à l’exception des rares cris perçants des grands-ducs et du sifflement de quelques autres oiseaux. J’attendis un instant dans un état d’extrême concentration. Alors me parvint le hululement grinçant et prolongé d’un hibou. Sans aucun doute il s’agissait de don Juan. Le cri venait de derrière. Je fis demi-tour et allai dans cette direction. Je marchais assez lentement parce que gêné par l’obscurité.
Pendant deux minutes je marchai. Soudain une masse noire bondit devant moi. Je hurlai et tombai à la renverse. Mes oreilles bourdonnaient. La peur me coupait le souffle. Il me fallut rester la bouche grande ouverte pour respirer.
« Debout », dit don Juan. « Je n’ai pas voulu t’effrayer. Je venais à ta rencontre. »
Il avait observé ma détestable façon de marcher. Je me déplaçais dans le noir comme une vieille paralytique contournant sur la pointe des pieds les flaques de boue.
Il me montra une façon particulière de marcher dans le noir qu’il nomma « la marche de pouvoir ». Il s’immobilisa devant moi et me demanda de passer les mains sur son dos et ses genoux pour savoir quelle posture adopter. Il avait le buste penché en avant mais le dos demeurait absolument plat. Ses genoux étaient légèrement pliés. Il marcha lentement devant moi pour que je puisse me rendre compte qu’à chaque pas il levait un genou presque jusqu’à sa poitrine. Il s’éloigna en courant et revint. Je n’arrivais pas à comprendre comment il pouvait courir ainsi dans la nuit d’encre.
« La marche de pouvoir sert à courir la nuit », murmura-t-il.
Il me pressa de l’imiter. Je répondis que j’allais sûrement me casser une jambe en tombant dans un trou ou en cognant un rocher. Don Juan répliqua calmement que la « marche de pouvoir » était absolument sûre. Je fis remarquer que je ne pouvais comprendre ses actions que si je présumais chez lui une parfaite connaissance des lieux, ce qui lui permettait d’éviter les accidents du terrain. Il prit ma tête entre ses mains et me chuchota d’un ton très ferme :
« Ça, c’est la nuit ! Et elle est pouvoir ! »
Il laissa aller ma tête et ajouta avec douceur que pendant la nuit le monde était différent, et que son habileté à courir dans le noir n’avait rien à voir avec sa connaissance des collines environnantes. Le secret consistait à laisser le pouvoir personnel se dégager sans contrainte pour qu’il puisse se mélanger avec le pouvoir de la nuit. Une fois que le pouvoir dominait, pas un seul faux pas ne se produisait. D’ailleurs, précisa-t-il d’un ton extrêmement sérieux, puisque je ne le croyais pas, je devais porter mon attention sur ce qui se passait devant moi, car comment lui, un vieillard, ne courrait-il pas au suicide dans ces collines si le pouvoir ne le guidait pas ?
« Regarde bien ! »
Il s’élança dans le noir et revint. La façon dont il se déplaçait avait quelque chose d’extraordinaire et je n’en croyais pas mes yeux. Pendant un instant il trotta sur place, la manière dont il levait les genoux me rappelait un coureur à pied faisant des exercices d’échauffement. Il m’ordonna de le suivre. J’avançais avec maladresse et difficulté. Je m’efforçais de voir où je posais mes pieds sans toutefois pouvoir juger du relief. Don Juan revint vers moi et trotta à mon côté. Il chuchota que je devais m’abandonner au pouvoir de la nuit et faire confiance au tout petit peu de pouvoir personnel que je possédais ; sinon je ne pourrais jamais me déplacer en toute liberté. La nuit m’embarrassait parce que tout ce que je faisais dépendait uniquement de ma vision et que j’ignorais l’existence de l’autre façon d’évoluer, en laissant le pouvoir me guider. À plusieurs reprises j’essayai, mais en vain. Je n’arrivais pas à me laisser aller. La peur de l’accident me figeait. Don Juan m’ordonna de trotter sur place jusqu’à ce que je puisse vraiment avoir l’impression d’avancer selon la « marche de pouvoir ». Il annonça qu’il repartait en avant et que je devais attendre son cri de hibou. Il disparut dans l’obscurité avant que je ne pusse rien dire. Les yeux clos, genoux et haut du corps pliés, je trottai sur place, pendant peut-être une heure. Graduellement mon anxiété se dissipa et je me sentis plus à l’aise. C’est alors que j’entendis le cri de don Juan. Je me précipitai dans la direction du hululement et je tentai de « m’abandonner » ainsi qu’il me l’avait prescrit, mais cinq ou six mètres plus loin je trébuchai contre un buisson et toute ma confiance disparut. Il m’attendait et corrigea ma position. Mes doigts devaient rester pliés, les ongles dans la paume des mains, le pouce et l’index allongés. Selon lui je me laissais aller à mon sentiment d’incapacité ; je savais pourtant qu’il était possible de voir dans la nuit, malgré sa noirceur, en ne concentrant mon regard sur rien de particulier et en balayant uniquement des yeux le sol devant moi. Pour la « marche de pouvoir » il fallait garder les yeux au sol droit devant soi, car un simple coup d’œil de côté suffisait à modifier la fluidité du mouvement. Il expliqua que la flexion en avant du tronc était indispensable pour permettre de baisser le regard, et que l’action de lever les genoux jusqu’à la poitrine rendait possible l’exécution de pas sûrs et courts. Il me prévint que je trébucherais souvent au début, mais qu’avec la pratique j’arriverais à courir aussi facilement et rapidement que pendant le jour. La « marche de pouvoir » ressemblait à la technique pour trouver un endroit où se reposer, en ce sens qu’elles exigeaient toutes deux un complet abandon et une parfaite confiance. Je m’entraînai à imiter ses mouvements pendant des heures. Il trottait patiemment devant moi, s’élançait pour une courte course et revenait pour me montrer comment il se déplaçait. Parfois il me poussait pour que je me décide à courir quelques mètres. Puis il partit et m’appela par une série de cris de hibou. J’avançai vers lui d’une manière absolument inexplicable, avec une confiance inattendue. À ma connaissance je n’avais rien fait pour gagner cette sûreté, mais mon corps devait savoir des choses sans qu’il me fût nécessaire d’y penser. Aussi, bien que ne pouvant voir les rochers pointus dressés sur mon chemin, mon corps s’arrangeait toujours pour marcher à leur sommet, jamais dans le trou qui les séparait, mis à part quelques erreurs lorsque je perdais mon équilibre parce que je devenais distrait. Il fallait que je sois totalement concentré sur la vision du sol qui défilait devant moi sans jamais, ainsi que m’avait prévenu don Juan, donner le moindre coup d’œil de côté ou trop en avant, ce qui brisait la fluidité du mouvement. Après une longue recherche je parvins jusqu’à don Juan. Il reposait assis près de formes sombres qui semblaient être des arbres. Il vint à ma rencontre et me félicita. Puis il déclara qu’il fallait cesser car il avait fait usage de son cri trop longtemps pour ne pas être certain que d’autres ne puissent l’imiter.
J’acceptai avec joie d’en finir ; j’étais vidé de toutes mes forces. Soulagé par cette annonce, je lui demandai qui aurait pu imiter ses cris.
« Des pouvoirs, des alliés, des esprits, va savoir ? » chuchota-t-il.
Il expliqua que ces « entités de la nuit » émettaient en général des sons mélodieux, mais avaient peine à reproduire des cris humains ou des sifflements d’oiseaux. Il me recommanda de m’arrêter chaque fois que j’entendrais un de ces cris ou sifflements et de me souvenir de cela, car j’aurais peut-être besoin d’identifier celui qui le lançait. Puis il annonça d’un ton rassurant que j’avais maintenant une assez bonne idée de ce qu’était la « marche de pouvoir », et que pour arriver à la maîtrise parfaite j’aurais simplement besoin d’un léger coup de main qu’il me donnerait une autre fois, lorsque nous serions à nouveau dans la nuit. Il me tapota l’épaule et se déclara prêt à partir.
« Sortons d’ici », dit-il en s’élançant.
« Attendez ! Attendez-moi ! » hurlai-je frénétiquement. « Marchons. »
Il se figea dans sa course et ôta son chapeau.
« Sacré nom ! dit-il avec perplexité. Nous sommes faits. Tu sais bien que je ne peux pas marcher dans le noir. Je ne peux que courir. Si je marche je vais me casser les jambes. »
Bien que son visage fût invisible j’eus l’impression qu’il grimaçait en disant cela. Sur le ton de la confidence il ajouta qu’il était trop vieux pour marcher et que le peu de « marche de pouvoir » que je venais d’apprendre devait être mis en pratique puisque l’occasion se présentait.
« Si nous ne faisons pas usage de la “marche de pouvoir”, nous allons être fauchés comme des brins d’herbe », chuchota-t-il à mon oreille.
« Fauchés par qui ? »
« La nuit il y a des choses qui s’attaquent aux hommes », murmura-t-il d’un ton qui me fit frissonner. Il ajouta qu’il importait peu que je colle à ses talons puisqu’il allait lancer de façon continue un signal chaque fois constitué de quatre cris de hibou afin que je puisse le suivre. Je proposai de rester dans ces collines jusqu’à l’aube. D’un ton dramatique il déclara que rester équivaudrait à un suicide, car même si nous en sortions vivants la nuit aurait drainé notre pouvoir personnel à un point tel que nous ne pourrions même plus éviter les moindres dangers du jour.
« Ne perdons plus de temps », dit-il d’un ton vraiment pressé. « Sortons d’ici. »
Pour me rassurer encore il allait s’obliger à avancer aussi lentement que possible. Il me prévint aussi de ne pas laisser un seul mot jaillir de mes lèvres, même pas un son, quoi qu’il arrive. Il m’indiqua la direction générale de la course et partit d’un pas assez peu rapide. Je le suivis, mais quelle que fût la vitesse de ma marche je n’arrivais pas à le suivre, et en peu de temps il disparut dans la nuit devant moi. Une fois seul, je me rendis compte que mon pas s’était accéléré sans que j’en eusse vraiment conscience. Cela me surprit. Pendant assez longtemps je tentai de maintenir ce rythme. J’entendis l’appel de don Juan un peu sur ma droite ; par quatre fois il ulula. Peu de temps après j’entendis à nouveau son cri, mais cette fois très à droite et je dus changer ma course d’environ quarante-cinq degrés pour le suivre tout en restant dans l’attente des trois autres cris qui me permettraient de mieux m’orienter. J’entendis un nouveau hululement qui situait don Juan dans la direction de notre point de départ. Je m’arrêtai. Non loin j’entendis un bruit très net, comme celui que font deux pierres heurtées l’une contre l’autre. Je dressai l’oreille et perçus une succession de bruits étouffés, comme si on heurtait doucement deux pierres. Il y eut un autre cri de hibou, et je compris sur-le-champ ce que don Juan avait dit. Ce hululement était parfaitement mélodieux, sans le moindre doute bien plus long et modulé que celui d’un vrai hibou. Une étrange sensation de peur m’envahit. Mon ventre se contracta comme si quelque chose me tirait vers le bas en m’agrippant au milieu du corps. Je fis demi-tour et d’un trot léger m’élançai dans la direction opposée. Au loin j’entendis un faible cri de hibou suivi presque immédiatement de trois autres. C’était bien don Juan. Je courus dans cette direction. J’avais estimé que les cris provenaient d’environ cinq cents mètres plus loin et jugeai que s’il continuait à avancer à cette vitesse je resterais bientôt seul dans ces collines. Je me demandai pourquoi il avait éprouvé le besoin de me laisser si loin derrière lui ; s’il ne pouvait vraiment pas ralentir, il aurait pu tourner autour de moi et ainsi m’accompagner. À ma gauche je vis quelque chose bouger juste à la limite de mon champ visuel. La panique allait me submerger lorsqu’une pensée réconfortante me traversa ; il était impossible que dans cette nuit noire je pusse apercevoir quoi que ce fût. Malgré tout j’avais envie de jeter un coup d’œil pour vérifier s’il y avait quelque chose, et seule me retenait la peur de perdre du même coup mon élan. Un nouveau hululement mit fin à mon indécision. Il venait de la gauche. Cependant je ne changeai pas ma course car c’était le cri de hibou le plus mélodieux et le plus doux que j’eusse jamais entendu. Il avait quelque chose d’attirant, de fantomatique et de triste. Soudain, juste devant moi, une rapide masse noire traversa de gauche à droite. La rapidité du mouvement me fit lever les yeux. Je perdis l’équilibre et tombai de côté dans des buissons. Alors très proche et à ma gauche le son mélodieux se répéta. Je me relevai, mais avant d’avoir le temps de faire un seul pas un second cri plus impérieux se fit entendre, exactement comme si quelque chose voulait que je m’arrête pour écouter. Le hululement était si doux et prolongé qu’il fit fondre ma peur. Si je n’avais pas entendu juste à ce moment-là les quatre cris de don Juan, je me serais arrêté. Son appel semblait proche. Je sursautai et courus dans cette direction. Peu de temps après je remarquai à gauche dans l’obscurité une sorte de scintillement ou plutôt une pulsation qui, à proprement parler, n’était pas visible mais plutôt ressentie. Néanmoins j’étais presque certain de la percevoir de mes yeux. Cela se déplaçait plus vite que moi, et à nouveau me croisa de gauche à droite en me faisant perdre mon équilibre. Mais cette fois-ci je ne tombai pas, ce qui, curieusement, me contraria. Soudain la colère me gagna et le caractère incongru de mes sensations suscita en moi une profonde panique. Je voulus aller plus vite. J’eus envie de jeter un cri de hibou pour que don Juan puisse me localiser, mais le courage d’enfreindre ses instructions me manqua. Au même moment une chose horrible retint mon attention. À ma gauche il y avait quelque chose qui ressemblait à un animal, et cela me touchait presque. Je sursautai et dirigeai ma course vers la droite. Je suffoquai de surprise et la peur m’envahit au point de me vider la tête de toute pensée tandis que j’avançais aussi rapidement que possible. Cette peur semblait une réaction corporelle totalement étrangère à mes pensées, ce qui ne m’échappa pas. Toute ma vie mes peurs avaient été suscitées selon un processus intellectuel et causées par des situations sociales dangereuses ou par les menaces de mes semblables. Cette fois-ci ma peur était entièrement nouvelle. Elle surgissait d’une région inconnue du monde et me frappait dans une région inconnue de mon corps. Un peu à gauche et non loin de moi j’entendis un cri de hibou. Bien que je l’eusse mal entendu, il me semblait provenir de don Juan. Il n’était pas mélodieux. Je ralentis. Un autre cri jaillit. Sa sonorité rauque me frappa et je m’élançai rapidement. Le troisième hululement sembla très proche. J’aperçus vaguement une zone noire, des rochers ou des arbres. Le quatrième cri me laissa penser que don Juan m’attendait, donc que nous devions être sortis de la région dangereuse. J’arrivai presque à la zone noirâtre lorsqu’un cinquième cri me figea sur place. Je fixai cette masse noire devant moi, mais soudain un bruissement attira mon attention à gauche. Juste à temps je vis un objet noir, bien plus noir que le reste, qui roulait ou glissait vers moi. J’eus un hoquet de surprise et sautai de côté. J’entendis un cliquetis, comme si quelqu’un claquait des lèvres et alors de la zone noirâtre jaillit une énorme masse sombre. Elle était rectangulaire, comme une porte de deux mètres cinquante à trois de haut. La rapidité de cette apparition me fit hurler de peur, et pendant un instant ma frayeur prit une proportion extrême ; mais la seconde d’après je fus étrangement calme. J’observai la masse sombre. Ces réactions constituaient pour moi quelque chose d’entièrement nouveau. Une partie de moi semblait tirée vers la masse sombre avec une effrayante insistance, alors que le reste résistait à cette attraction. C’était comme si d’un côté je désirais savoir de quoi il s’agissait et de l’autre prendre les jambes à mon cou sans demander mon reste. Les appels de don Juan m’échappèrent presque. Ils venaient d’un endroit proche et manifestaient une furieuse impatience. Ses cris étaient plus longs, plus rocailleux, comme si, toujours courant, il les lançait vers moi. Soudain je repris le contrôle de moi-même. Je fis demi-tour et pendant un moment courus exactement comme don Juan voulait que je coure.
« Don Juan ! » criai-je ne le retrouvant.
Il posa sa main sur ma bouche et me fit signe de le suivre. Nous trottâmes à un rythme confortable jusqu’au banc de grès d’où nous étions partis. Pendant une heure au moins, jusqu’à l’aube, nous observâmes le silence le plus complet. Puis nous mangeâmes. Il précisa qu’il fallait que nous restions sur ce banc de grès jusqu’à midi sans dormir et en parlant comme si tout était parfaitement normal. Il me fit récapituler dans les moindres détails mon expérience à partir du moment où il m’avait laissé seul. Mon récit achevé, il se plongea dans de profondes réflexions et garda un moment le silence.
« Ça n’a pas l’air d’être très bon », dit-il enfin. « Ce qui t’est arrivé la nuit dernière a été extrêmement sérieux, tellement sérieux qu’il ne faut plus que tu ailles seul dans la nuit. À partir de maintenant les entités de la nuit ne te laisseront plus tranquille. »
« Don Juan, que m’est-il arrivé la nuit dernière ? »
« Tu as rencontré certaines entités de ce monde, des entités qui influencent les gens. Tu les ignores totalement parce que tu ne les as jamais rencontrées sur ton chemin. Peut-être devrait-on les nommer plus exactement entités des montagnes puisqu’elles n’appartiennent pas réellement à la nuit. J’en parle comme entités de la nuit parce qu’on peut plus facilement les percevoir dans le noir. Elles sont là, autour de nous, tout le temps. Mais pendant le jour il est plus difficile de les apercevoir, simplement parce que le monde environnant nous est alors plus familier et que le familier s’impose en premier lieu. Au contraire, dans le noir tout nous est également étrange et bien peu de choses s’imposent à nous ; par conséquent nous sommes plus sensibles à ces entités la nuit. »
« Mais don Juan, sont-elles réelles ? »
« Bien sûr ! Elles sont tellement réelles qu’en général elles tuent les gens, particulièrement ceux qui errent dans la nature sans aucun pouvoir personnel. »
« Si vous savez qu’elles sont dangereuses, pourquoi m’avoir abandonné ? »
« Il existe une seule façon d’apprendre. C’est de se mettre à l’œuvre. Parler du pouvoir ne sert à rien. Si tu veux savoir ce qu’est le pouvoir, si tu désires l’emmagasiner, il faut que tu t’attaques à tout, toi-même. »
« La voie de la connaissance et du pouvoir est très dure et très longue. Tu as pu te rendre compte que, jusqu’à hier soir, je ne t’ai jamais laissé seul dans la nuit. Tu n’avais pas assez de pouvoir. Maintenant tu en possèdes assez pour t’engager dans une bonne bataille, mais pas suffisamment pour rester seul dans le noir. »
« Que se passerait-il ? »
« Tu périrais. Les entités de la nuit t’écraseraient comme une mouche. »
« Cela implique-t-il que je ne puisse pas passer la nuit seul ? »
« Tu peux être seul la nuit dans ton lit, pas dans la montagne. »
« Et dans les plaines ? »
« Cela vaut pour le milieu naturel sauvage, là où il n’y a personne, et plus particulièrement les hautes montagnes. Comme les gîtes naturels des entités de la nuit sont les rochers et les failles, à partir de maintenant tu ne dois pas aller dans les montagnes à moins que tu n’aies emmagasiné assez de pouvoir personnel. »
« Mais comment puis-je emmagasiner le pouvoir personnel ? »
« Tu le feras en vivant ainsi que je te l’ai recommandé. Petit à petit tu boucheras tous les points de fuite. Il ne faut pas que cela soit une intention délibérée de ta part, car le pouvoir trouve toujours un moyen. Prends mon cas, lorsque j’ai commencé à apprendre les façons du guerrier, j’ignorais que j’accumulais du pouvoir. Exactement comme toi je ne croyais rien accomplir de spécial, mais ce n’était pas vrai. Lorsqu’il s’accumule, le pouvoir a la particularité de ne pas être détectable. »
Je lui demandai de m’expliquer comment il en avait conclu qu’il serait dangereux pour moi de rester seul la nuit.
« Les entités de la nuit se sont déplacées à ta gauche. Elles tentaient de se réunir avec ta mort. Surtout cette porte. C’était une ouverture, et elle t’aurait tiré à elle jusqu’à ce que tu sois obligé de passer. Et cela aurait signifié ta fin. »
Je lui fis remarquer de mon mieux l’étrangeté avec laquelle des événements survenaient toujours alors qu’il était dans le voisinage, comme s’il les avait lui-même préparés. Les nombreuses fois où j’avais passé seul la nuit dans la nature tout avait été parfaitement normal et habituel. Jamais je n’avais vu des ombres ni perçu des bruits étranges. En fait rien ne m’avait jamais effrayé. Don Juan eut un rire tranquille et déclara que cela montrait qu’il avait suffisamment de pouvoir personnel pour réunir des myriades de choses qui lui venaient en aide. J’eus l’impression qu’il faisait allusion au fait qu’il avait des complices. Il sembla lire dans mes pensées et éclata franchement de rire.
« Ne te crève pas avec des explications. Ce que je dis n’a aucun sens pour toi parce que tu n’as pas assez de pouvoir personnel. Malgré tout tu en as plus qu’au début, et il t’arrive des choses. Déjà tu as eu une puissante rencontre avec le brouillard et l’éclair. Comprendre ce qui t’est arrivé cette nuit-là n’a aucune importance. Ce qui compte c’est que tu as acquis le souvenir de cet événement. Un jour tout ce que tu as vu alors, le pont et le reste, se répétera. Lorsque tu auras assez de pouvoir personnel. »
« Dans quel but cela se répète-t-il ? »
« Je n’en sais rien. Je ne suis pas toi. Il n’y a que toi qui puisses y répondre. Nous sommes tous différents. C’est la raison pour laquelle j’ai dû te laisser seul la nuit dernière tout en connaissant parfaitement la possibilité d’un danger fatal pour toi. Il fallait que tu t’éprouves contre ces entités. J’ai choisi le cri du hibou parce que les hiboux sont les messagers de ces entités. Le cri du hibou les attire. Elles ont constitué un danger pour toi, non pas qu’elles soient naturellement malfaisantes, mais parce que tu n’étais pas impeccable. Chez toi il y a quelque chose d’un peu biscornu, et je sais ce que c’est. Tu te gausses de moi. Tu t’es toujours gaussé de tout le monde et, bien sûr, cela te situe automatiquement au-dessus de tout le monde et de toute chose. Par conséquent se gausser c’est être biscornu, cela te réduit à valoir moins qu’un pet de lapin. »
J’aurais voulu protester, mais il m’avait cloué au mur, et ce n’était pas la première fois. La colère m’envahit, mais le fait d’écrire créa une certaine distance avec ce qu’il disait et cela me permit de garder mon calme.
« Je crois avoir remède à tout cela », reprit-il après un long silence. « Si seulement tu arrivais à te souvenir de ce que tu as fait la nuit dernière, tu serais d’accord avec moi. Tu as couru aussi vite que n’importe quel sorcier chaque fois que ton adversaire devenait insupportable. Nous savons cela tous deux, et je crois t’avoir trouvé un adversaire valable. »
« Qu’allez-vous faire ? »
Il ne répondit pas. Il se leva, étira les muscles de son corps comme s’il agissait sur chacun d’eux. Il m’ordonna de faire de même.
« Plusieurs fois par jour il faut que tu étires ton corps. Plus tu le feras, mieux ça vaudra, mais seulement après une longue période de travail ou de repos. »
« Quelle sorte d’adversaire allez-vous trouver pour moi ? »
« Malheureusement seuls nos semblables constituent des adversaires valables. Les autres entités n’ont pas de volonté propre et il faut aller à leur rencontre, les attirer pour les faire sortir. Au contraire nos semblables sont impitoyables. »
« Assez parlé », poursuivit-il d’un ton sec en se tournant vers moi. « Avant de partir il nous reste une seule chose à faire, la plus importante. Maintenant, pour te mettre à l’aise, je vais te dire quelque chose concernant ta présence ici. La raison qui te fait revenir chez moi est bien simple. Chaque fois que tu viens ton corps apprend certaines choses, même si tu ne le désires pas. Alors ton corps a besoin de revenir chez moi pour en apprendre plus. Disons que ton corps n’ignore pas qu’il va mourir, même si toi tu n’y penses jamais. Et j’ai prévenu ton corps que moi aussi j’allais mourir un jour et qu’auparavant j’aimerais bien lui montrer certaines choses, des choses que tu ne pourrais toi-même donner à ton corps. Ainsi ton corps a besoin de la frayeur, il aime ça. Ton corps a besoin de la nuit et du vent. Maintenant ton corps connaît sa marche de pouvoir et voudrait sur-le-champ l’effectuer. Ton corps a besoin de pouvoir personnel et il ne peut attendre plus longtemps. Disons que ton corps revient me voir parce que je suis son ami. »
Il garda le silence pendant longtemps, comme s’il luttait avec ses pensées.
« Je t’ai dit que le secret d’un corps résistant n’est pas dans ce que tu lui fais mais dans ce que tu ne lui fais pas », reprit-il. « Pour toi le moment est venu de ne pas faire ce que tu fais toujours. Assieds-toi ici jusqu’à ce que nous partions et ne-fais-pas. »
« Don Juan, je n’y comprends rien. »
Il mit ses mains sur mon carnet et l’ôta des miennes. Soigneusement il le ferma, plaça l’élastique et le jeta au loin dans les buissons.
Ce geste me choqua. Je rouspétai, mais il posa sa main sur ma bouche. Il désigna un grand buisson et me dit d’y fixer mon attention, non pas sur les feuilles comme d’habitude, mais sur les ombres des feuilles. Il ajouta que courir dans le noir n’avait pas à être suscité par la peur mais pouvait être une réaction très naturelle d’un corps réjoui qui savait « ne-pas-faire ». Maintes et maintes fois il chuchota à mon oreille droite que la clef du pouvoir était de « ne-pas-faire ce que je savais faire ». Ainsi lorsque je regardais un arbre par exemple, ce que je savais faire était de me concentrer immédiatement sur le feuillage et jamais je ne m’occupais de l’ombre des feuilles ou de l’espace entre les feuilles. En dernier lieu il m’incita à commencer à concentrer mon regard sur les ombres des feuilles d’une seule branche, et éventuellement de considérer l’arbre tout entier, sans jamais laisser mes yeux revenir sur les feuilles, parce que pour accumuler du pouvoir le premier geste délibéré était de laisser le corps « ne-pas-faire ». J’ignore si ce fut à cause de ma fatigue ou de mon énervement, mais lorsque don Juan se leva j’étais tellement absorbé par les ombres des feuilles que je vis presque une masse d’ombres noires aussi distinctement que je vois normalement une touffe de feuilles. Le résultat était surprenant. Je lui demandai d’attendre. Il rit tout en tapotant gentiment de la main mon chapeau.
« Je t’avais prévenu, le corps aime des choses comme ça. »
Il ajouta que je devais laisser mon pouvoir me guider au travers des buissons jusqu’à mon carnet. Et doucement il me poussa en avant. Pendant un moment je déambulai sans aucun but et alors je le trouvai. Je crus avoir inconsciemment retenu la direction dans laquelle il l’avait jeté, mais il expliqua le succès de ma recherche en disant que j’étais allé droit au carnet parce que pendant des heures mon corps avait été imbibé de « ne-pas-faire ».
(Carlos Castaneda, Voyage à Ixtlan)

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